mardi 8 septembre 2009

Mots et figurations

Le tronçon de texte suivant a été co-rédigé avec M.L. Rouquette. Il avait pour fonction de servir d'avant-propos à un ouvrage consacré aux représentations sociales. Il n'a finalement pas été retenu. Je l'ai retrouvé dans mes archives et ai la présomption de le trouver suffisamment intéressant pour le dépoussiérer et lui donner une nouvelle vie sur ce blog.


Beaucoup d'entre nous se souviennent sans doute de ces gravures de Riou, de Benett ou de Neuville qui illustraient ponctuellement les romans de Jules Verne.
Toutes les dix pages ou à peu près, une scène prenait forme, qui n'était pas forcément celle qu'on eût le plus attendue. La densité du trait la rendait en général brumeuse, évoquant la fumée des chandelles finissantes ou les profondeurs troubles de la suie. Une brève légende, prise dans le texte, accompagnait le tableau, lui servant d'argument : "Adieu, soleil !" s'écria-t-il ; Il s'approcha et lut ; Et que virent-ils ? ; Tel était l'asile offert à la petite troupe.
D'être mises en exergue, ces petites phrases prenaient tout à coup une valeur qui pouvait sembler souvent frelatée. Le relatif arbitraire de leur choix, d'abord, mais aussi leur caractère suspensif, puisque l'épisode même dont elles étaient tirées les débordait en amont comme en aval, donnaient à leurs mots un privilège baroque, celui des formules magiques, si désespérément banales ("Sésame, ouvre-toi" !) ou comiquement absurdes ("Abracadabra" !), mais qui livrent à ceux qui peuvent les connaître un monde de prodiges et de merveilles.
Comme celles de Gustave Doré accompagnant Dante ou Rabelais, ces gravures montraient surtout la contingence, puis l'emprise, de la représentation : aucun d'entre nous sans doute n'aurait imaginé ainsi la tête du capitaine Nemo ou l'obus filant vers la lune, la trogne de Gargantua, les cercles de l'Enfer. Ensuite, il ne pouvait les imaginer autrement. De la même façon qu’il est très difficile de se débarrasser du visage d’une héroïne ou d’un héros d’une adaptation cinématographique d’un livre que l’on aborde ensuite.
Il y avait là, et il y a toujours, une leçon simple que l'on oublie parfois d'appliquer à des expériences réputées plus sérieuses. La simple dénomination, déjà, passe pour une garantie d'existence : si ce qui n'a pas de nom partagé n'existe pas, on admet sans y réfléchir que ce qui a un nom sur lequel on s'entend à peu près existe de ce fait. D'une manière plus concrète, le dessin figuratif, puis la photographie, nous ont donné de mauvaises habitudes métaphysiques en tendant à nous faire croire que l'objet de la représentation existait indépendamment de celle-ci, antérieurement à elle. Il est vrai que les architectes et les ingénieurs, depuis toujours, procèdent autrement ; ils font même exactement l'inverse, puisqu'ils tracent d'abord sur le papier ce qui ne recevra de réalisation qu'ensuite, parfois très longtemps après (voyez par exemple Léonard de Vinci et son projet de machine volante) : ils représentent donc la chose avant que celle-ci existe.
Mais ce cas particulier ne fait pas objection dans la mesure où architectes et ingénieurs déploient justement leur activité dans l'artifice, dans l'anti-nature si l'on veut, puisque leur intention finale est toujours d'aménager le monde brut, quitte au besoin à ruser avec lui. Les conditions mêmes dans lesquelles s'exerce leur art ne font donc que renforcer ce que l'on tient d'ordinaire pour acquis lorsqu'il s'agit de la nature, et inclusivement de la société. Dans ce registre, le plus quotidien, le plus répandu, il est admis pour évident que le processus de figuration se développe en deux temps : on poserait d'abord la chose (qui serait de toute façon déjà posée pour tout regard possible) et on aurait seulement ensuite la représentation imagée de la chose, la vérité étant l'apanage de la première, la contingence marquant la seconde (et cette contingence permettant de comprendre au passage qu'il y ait des grands peintres et des barbouilleurs, des styles et des "écoles"). Tout va bien ainsi, peut-être, quand il s'agit d'un portrait, d'une nature morte ou d'une académie : on peut alors saisir par comparaison les déformations, les oublis, les excès et, finalement, les erreurs (certains diraient, plus positivement, les choix de l'artiste, ce qui revient au même, car la vérité, par définition, ne se choisit pas.) Il y a le cheval du derby et le cheval sur la toile, qui ne court pas comme il faudrait, le dos de chair de la fille qui pose et le dos peint de la baigneuse où se remarque un supplément de vertèbres.
Mais quelle est la vérité de la physionomie du capitaine Nemo ou de celle d’Emma Bovary ? La vérité de Sam Spade sans Bogart dans Le faucon maltais ou de l'Ange bleu sans Marlène Dietrich ? Mais Nemo, dira-t-on, ou Emma Bovary n'ont jamais existé, et le visage qui leur est donné circonstanciellement ne les fait pas exister davantage ; aucune recherche de preuve ne peut être entreprise, aucun consensus ne peut être engagé. Ce sont des "faux". Soit.
Venons-en alors tout de suite à un objet plus directement social, si évidemment social et si tellement pris au sérieux pendant deux ou trois siècles que son exemple seul devrait suffire – et il a d'ailleurs été abondamment étudié par les historiens : Quelle était donc la vérité des sorcières au temps de leurs procès ? Il n'y a pas eu les sorcières d'abord, et la représentation qu'on a pu se faire des sorcières ensuite ; c'est la représentation que l'on avait des sorcières et que l'on a progressivement perfectionnée qui a fait exister adéquatement celles-ci, jusqu'à l'épidémie.
L'instruction menée par les juges était confirmatoire. La réalité des aveux, et sans doute parfois des conduites, se conformait à la représentation, qui lui donnait seule sa vérité. Changez d'ailleurs de représentation (il suffit de changer d'époque ou, éventuellement, de groupe d'appartenance) et vous changerez de regard sur les sorcières, qui alors ne seront plus "les mêmes". Au lieu de voir en elles des suppôts du Démon et des agents dévoués du Mal, vous verrez avec non moins d'assurance de pauvres hystériques travaillées par la suggestion, les prêtresses survivantes d'anciens cultes païens ou même les proto-féministes d'un combat qui ne savait pas encore dire son nom.
Presque tous les objets de notre vie sociale connaissent le même destin. Leur étoffe dépend toujours de l'époque et du regard.

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