mardi 19 avril 2011

Jeunes chercheurs sacrifiés

Ci-dessous un texte de Frédéric Lordon, Economiste, Directeur de Recherche au CNRS et chercheur au CESSP (Université de la Sorbonne), écrit à l'occasion des réformes Raffarin-Haigneré de la recherche en mars 2003

Le drame de la démagogie, c’est quand elle se croit obligée de tenir ses promesses. Le démagogue en chef a promis la baisse des impôts, et notre tragédie c’est que, obnubilé par la crainte d’avoir l’air de nouveau d’un menteur, cette fois-ci il va le faire, quelque absurde que puissent en être les conséquences ! Il n’est même pas besoin d’insister sur l’injustice sociale foncière de la mesure et moins encore sur son inefficacité économique crasse : le pouvoir d’achat restitué aux plus riches ne fera qu’accroître une épargne dont il ne reste plus qu’à souhaiter qu’elle ait la jugeote d’aller s’investir ailleurs qu’en Bourse...

Jamais probablement un gouvernement n’aura donné une image aussi caricaturale de ce que peut être la droite au pouvoir. Et l’on aurait certainement été renvoyé au registre de la grossièreté partisane si l’on s’était hasardé, il y a quelques mois, à prophétiser cette invraisemblable combinaison de porte-avions en plus et de profs en moins, de police glorifiée et de culture sacrifiée. Renouant donc une fois de plus avec sa tradition de toujours, la droite montre, mais avec une radicalité très méritoire, son mépris presque ontologique, sa fermeture congénitale aux investissements de l’esprit.

C’est peut-être en matière de recherche que la chose est la plus dramatique. Le démagogue ne s’était pourtant pas gêné pour annoncer un effort grandiose et le retour au pays des jeunes cerveaux en fuite. Le démagogue sait-il que les jeunes cerveaux ne fuient pas l’hexagone sous l’effet de la pression fiscale ? Des impôts, ils voudraient bien seulement en avoir à payer... Mais dans ce pays, les meilleurs éléments d’une génération, parvenus au sommet de l’enseignement universitaire, c’est-à-dire au niveau du doctorat, décroché le plus souvent dans d’invraisemblables conditions de précarité matérielle, ceux-là et celles-là sont aux Assedics, quand ça n’est pas au RMI... Mais dans l’élan de la campagne, et comme si la politique était campagne permanente, le démagogue continue de répéter que la baisse de la fiscalité s’impose au delà de toute idéologie, réalisant par là, et à un double titre, le comble de l’idéologie. Et pendant ce temps, la fine fleur de nos jeunes chercheurs dépérit d’attendre des créations de postes que le budget ne peut plus financer après avoir abandonné ses ressources aux baisses d’impôt et aux emplois de domesticité défiscalisés.

Fraîchement tombée de sa capsule, la ministre-astronaute ne semble pas réaliser qu’elle est en train d’endosser la responsabilité de cette régression historique. Dûment instruite par son conseiller budgétaire, lui-même chapitré par Matignon, elle soutiendra que par le jeu des reports de crédits son budget augmente ! Mais ces cache-misère rhétoriques sont pitoyables car dans les faits des postes sont détruits par centaines, et les exilés malgré eux de la recherche française envisagent le départ en rangs serrés. La ministre nous expliquera certainement bientôt que les voyages forment la jeunesse...

Le problème est qu’ils donnent aussi le goût des comparaisons. De ce point de vue, un séjour à l’étranger fait rapidement apercevoir l’immense misère de l’université française – qui avait sûrement besoin qu’on lui fasse encore descendre quelques degrés de plus dans l’échelle de l’abandon. Le campus de Nanterre est dans un état de délabrement qui devrait décourager jusqu’à l’idée de projet éducatif – et pourtant il tourne ! Jussieu et Tolbiac n’ont pas été conçus pour organiser l’accès au savoir mais l’accès des policiers – c’était la belle époque pompidolienne où les étudiants n’étaient que séditieux à mettre au pas ; les bâtiments sont restés, et quelque chose de l’idée aussi probablement. Si la considération qu’une société accorde à ceux qui font l’effort d’apprendre et de penser pour former la relève se mesure aux conditions matérielles qui leurs sont offertes, alors nos post-doctorants en voyage qui forme la jeunesse devraient rapidement en arriver à l’idée que sa jeunesse, précisément, ce pays ne l’aime pas.

Il ne l’aime pas d’ailleurs d’un bout à l’autre de l’échelle sociale, et il faut probablement mettre en rapport la déconsidération matérielle dont font l’objet, à une extrémité, les « privilégiés » des études supérieures, avec le mélange de relégation sociale et de répression policière qui fait l’indépassable condition des jeunes du pôle opposé. Aussi se pourrait-il que des faits aussi hétérogènes en apparence que la chasse aux raveurs et la prohibition des free-parties, le « nettoyage » des halls d’immeubles, l’enfermement dans des maisons de correction opportunément rebaptisées, et la grande misère des post-doctorants révèlent, au delà de leurs gravités différenciées, la cohérence d’un même rapport intergénérationnel, plus lourd encore à porter quand le pouvoir est aux mains de notables autoritaires qui devaient être vieux à vingt ans.

Un mot encore pour revenir au sujet précédent. Pendant les coupes budgétaires, la pantomime continue : du 14 au 20 octobre, c’était la fête de la science ! Quelle sinistre farce.

vendredi 25 mars 2011

3D

Après l'avoir testé au cinéma, j'ai donc été au magasin voir ces télés HD équipées du nouveau système 3D. Pas de doute, ça marche aussi bien à la TV qu'au cinéma. Mais en fait, la surprise vient d'ailleurs : le film de démo qui passait dans le Conforama du coin m'a fait découvrir un effet collatéral que j'avais quelque peu pressenti. Le film présenté était allemand, je crois, ou coréen. Et pour convaincre le badaud de la supériorité palpable de leur technologie 3D, ses concepteurs n'avaient rien trouvé de plus éloquent que de coller trois pouffiasses en mini bikini d'une affligeante vulgarité auprès d'une piscine, accompagnées d'un ou deux bellâtres à Ray Ban qui déambulaient de l'une à l'autre uniquement pour assurer la parité. Et donc, dans ce film techniquement si parfait que s'en était à hurler de bonheur, ces pauvres bimbos low cost se tortillaient à tout vendre pour donner encore plus de relief encore à leurs propres reliefs déjà superfétatoires, avançant vers l'objectif fesses et poitrine siliconées dans des poses grotesques, avec des sourires d'huitres, ajoutant aux 3 dimensions de l'espace la 4ème dimension crasse de la plus affligeante niaiserie. Et la constatation navrante se confirma que plus la perfection des images augmente, plus le niveau de ce qu'elles montrent diminue.

dimanche 13 février 2011

Sursaut ?



En 2011, quatre records devraient être battus : les profits des banques et les bonus distribués dans la finance mondiale d'un côté, le taux de chômage et le taux de pauvreté dans les pays occidentaux de l'autre. Partout, les dirigeants politiques font semblant de ne pas y voir de relations de causalité et, au mieux, improvisent quelques mesures de surface pour calmer les colères. Seul un sursaut des consciences individuelles pourra enrayer la mécanique de financiarisation du monde (voir le dernier ouvrage d'Alain Touraine ou encore l'excellent documentaire vidéo "la mise à mort du travail"). De pays en pays, de mois en mois, des artistes, des écrivains, des cinéastes, des gens de théâtre et quelques encore trop maigres "intellectuels", témoignent de cet état de révolte grandissante. Qu'il éclose... et que nous sachions prendre la mesure de la leçon que nous donnent les peuples Tunisiens et Egyptiens.

mercredi 10 février 2010

Pensée iranienne

Pendant que ses dirigeants s'amusent au yoyo de la terreur nucléaire, une partie du peuple iranien lutte pour l'obtention de quelques droits fondamentaux. Pensons-y, parfois, dans nos petites affaires quotidiennes...



1. Jeune fille dans la rue : Défendre les droits civils
2. Garçon près d'un vieil homme : Contre la pauvreté
3. Garçon repoussant une boîte : Nationaliser les revenus pétroliers
4. Homme sur le toit : Réduire la tension dans les relations internationales
5. Garçon assis : Libre accès à l'information
6. Fillette assise près de sa mère : Soutien aux mères célibataires
7. Jeune fille : Cesser la violence contre les femmes
8. Garçon : Education pour tous
9. Garçon devant un homme fermant sa voiture : Accroître la sécurité publique
10. Jeune fille sur le toit : Droits des minorités éthniques
11. Homme sur le toit : Soutien aux ONG
12. Fillette devant un mur : Engagement public
13. Garçon et fille : Nous sommes venus pour le changement
14. Changement pour l'Iran

mardi 19 janvier 2010

Résistance

Un acte et une lettre qui valent la peine d'être signalés.
Ce courrier, adressé à M. Arnold MIGUS, Directeur Général du CNRS, émane d'un chercheur du CNRS qui a tenu à garder l'anonymat et qui a été diffusé par Martine Hossaert-McKey, Directrice du Groupement de Recherche "Ecologie Chimique" du CNRS-CEFE et Présidente de la section 29 du Conseil National des Universités.
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....., le 22 décembre 2009

Monsieur le Directeur Général,

J’accuse bonne réception de votre lettre de la semaine passée par laquelle vous m’annonciez que j’allais être bénéficiaire d’une prime d’excellence de 15 000 euros au titre de la médaille d’argent du CNRS que j’ai reçue en 1996. Vous me voyez flatté d’avoir été considéré digne de cette gratification, mais je suis dans l’obligation morale de la refuser pour mettre mes actes en conformité avec mes convictions. Je ne suis pas du tout partisan, en effet, de la politique de différenciation salariale qui est en train de se mettre en place dans la recherche publique française. En effet, la culture dite «de l’excellence» qui conduit à gérer les équipes de recherche d’une manière pyramidale avec une mise systématique en concurrence soutenue des individus pour l’accès aux ressources, y compris pour ce qui concerne des avantages salariaux directs me semble plus porteuse d’abus, de déconvenues et d’effets pervers que d’être une simple mise en musique d’un concept vertueux de rémunération émérite (un peu à la manière du «parce que je le vaux bien» de l’Oréal…). Je ne suis pas complètement naïf, et je ne me berce pas de l’illusion d’un monde égalitaire où, tout le monde étant beau et gentil, chacun concourrait à la réussite collective en étant content de son sort à la place qu’il occupe. Non, dans la recherche scientifique, comme dans tout autre domaine professionnel, les acteurs sont essentiellement à la recherche de l’optimisation de leur statut personnel, que ce soit en termes de reconnaissance individuelle, de liberté d’action ou de niveau de vie. Mais ils apprécient aussi de ne pas se sentir en concurrence trop directe avec leurs collègues, et la différenciation des salaires qui se fait par le biais de promotions sur dossier ou sur concours, si elle est parfois jugée trop lente, n’est en général pas contestée sur le fond car principalement décidée par les pairs. Ceci permet aux acteurs de la recherche publique française, qui sont en général venus à ce métier par passion, de se sentir à l’aise dans ce système relativement protégé qui ne ressemble pas à celui de la recherche industrielle et qu’ils ont précisément choisi pour cela. Je reste donc convaincu que le système de primes qui est en train de se mettre en place ne va pas dans le bon sens, et qu’il vaudrait mieux que le CNRS utilise cette fraction de sa masse salariale à améliorer les promotions et les recrutements, y compris dans le cadre technique, plutôt que de nous acheminer par petites touches insidieuses vers un système de compétition systématique de tout le monde avec tout le monde dans lequel des «capitaines de recherche» négocieront leur salaire à l’embauche tout en ayant à leur service une armée de contractuels taillables et corvéables à merci. Ce système existe bien entendu déjà ailleurs, ce qui fonde au passage la motivation de nombre d’entre nous d’avoir choisi de rester dans le cadre français… En conséquence, je vous demande de bien vouloir donner les instructions pour que je ne sois pas bénéficiaire de cette prime étalée sur quatre ans. Je vous demande en outre de reverser les sommes correspondantes à la Fondation de France, fondation qui me semble poursuivre des objectifs plus acceptables que ceux qui sous-tendent les actuelles réformes du système français de Recherche et Développement. Merci également de bien vouloir partager le contenu de cette lettre avec ceux des membres de la direction du CNRS ou du ministère qui partagent avec vous la responsabilité de la mise en place de cette prime.

Veuillez agréer, Monsieur le Directeur Général, l’expression de mon sincère dévouement à la cause de la réalisation des objectifs et des missions de la recherche publique de notre pays.

dimanche 17 janvier 2010

Arvo Part

Arvo Part est un compositeur de musique contemporaine Estonien. Il est souvent associé au mouvement de la musique minimaliste qui s'est créé dans les années soixante. En ces temps de douleur et de complexité, il est je crois utile de revenir, l'espace d'un morceau de musique, à la simplicité et au dépouillement extrème.
Solfeggio en est un exemple superbe. Ce morceau a été écrit pour 4 pupitres de voix (Soprano, Tenor, Alto, Baryton). Il répète simplement 10 fois l’échelle ascendante des notes do - ré - mi - fa - sol - la - si - do. Chaque note, chantée par un pupitre de façon aléatoire, est tenue 5 temps et demi. À chaque entrée de voix, 3 notes conjointes de l’échelle sont entendues simultanément.
Il résulte de ce tuilage d’étranges clusters et surtout une impression de mouvement perpétuel fascinante.


Arvo Part, Solfeggio for SATB chorus. Album De Profundis, Theatre of Voices dirigé par Paul Hillier, Harmonia Mundi.

samedi 19 décembre 2009

Technocosme

Rien de plus évident que de constater que nous vivons désormais dans un technocosme : il ne s'agit pas seulement des réseaux enchevêtrés de communications qui, sous formes de route, de lignes aériennes, de mégalopoles, de conurbation ou plus subtilement d'un filet ondulatoire extrêmement dense, recouvrent la planète et l'encerclent technologiquement. Il s'agit aussi, et peut-être plus profondément, de la perception du monde comme un objet hypercomplexe et systématique.
Ainsi, les moyens techniques nous ont désormais habitué à voir l'image de la planète par photo satellite. Nous pouvons même la faire tourner comme bon nous semble par simples clics de souris. Cette vision du globe est tellement banale qu'elle occulte qu'il s'agit d'une mutation essentielle du rapport de l'homme au monde : en ayant désormais coutume de voir le monde se changer en planète, celui-ci est devenu un objet et, par conséquent, il est devenu manipulable. Le monde, le Tout, est justement cela qui n'apparaît pas comme un objet puisque c'est l'horizon ou le milieu universel qui constitue le fond sur lequel des objets apparaissent et reçoivent leur place et leur sens. Aujourd'hui ce Tout, notre monde, grâce à la technique peut être saisi d'un seul regard et devient manipulable. Cela change considérablement notre rapport à la terre : au-delà des faciles nostalgie des "retours à la nature" totalement irréalistes, l'écologie constitue la prise de conscience de plus en plus lucide et organisée de cette nouvelle aperception du monde. Tel est d'ailleurs le sens philosophique profond de l'écologie : le monde, en entrant globalement dans le champ de notre action technique entre en même temps dans celui de notre responsabilité. Promouvoir une technique de portée planétaire sans avoir conscience de cette portée et sans l'assumer lucidement a conduit aux maux que nous éprouvons aujourd'hui : pollution, déséquilibre de l'homéostase gazeuse et climatique, disparition de nombreuses espèces végétales et animales, etc. Devenue technocosme et objet, la terre est désormais à surveiller et à gérer. Cette surveillance est elle-même intégralement technique : des données automatiquement enregistrées, transmises et traitées par ordinateur. Au bout de la chaîne, l'homme intervient en tant que technicien.

Le technoscosme dans lequel nous vivons est un univers de "boîtes noires" et ce technocosme lui-même est une gigantesque boîte noire. Une "boîte noire", c'est tout objet complexe qui se dissimule sous une surface lisse pourvue de points de fonctionnement (cadrans, boutons, manettes, etc.) et dont l'usage n'exige pas que l'utilisateur pénètre la complexité interne. Nous savons comment utiliser les boîtes noires qui nous entourent, mais nous ignorons tout de leur structure profonde et de leur mode de production. Cela est vrai de la machine à laver à l'avion, de la TV à la voiture, du téléphone au métro, de l'ordinateur à la console vidéo. Notre univers est une imbrication de boîtes noires interconnectées. Mais cette opacité du milieu technicien est très différente de l'opacité primitive que pouvait avoir la nature. D'abord parce que la nature était réellement énigmatique, alors que le technocosme est en droit transparent. Nous ne comprenons pas, mais nous savons que pour chaque espèce de boîtes noires, il existe ceux qui savent : les techniciens, les ingénieurs. Ensuite, parce que le milieu naturel n'a pas été produit par l'homme et qu'il s'entretient de lui-même alors que le milieu technicien reste dépendant de l'homme pour son entretien et son fonctionnement. Il ne se répare pas et n'évolue pas de lui-même. Cependant, depuis que le technocosme a acquis une dimension planétaire, cette dépendance retentit sur la nature : bousculée, contrainte, manipulée et intégrée par la technique, la nature a désormais besoin d'être protégée, gérée, "réparée". Cette extension de la technique au monde vaut aussi, sur un plan plus abstrait, pour la représentation de la nature en général. Elle consiste principalement à prolonger la notion de "boîtes noires" à tous les phénomènes et productions naturels. Ayant totalement foi dans la technoscience, l'homme occidental est ainsi conduit à penser que de la molécule à l'étoile, de la cellule à l'homme, tout fonctionne à la façon de machines et qu'il y a pour chaque espèce de machines naturelles des spécialistes qui savent. Bref, vivant de facto dans un monde totalement opaque, l'Occidental envisage la nature comme un monde en droit et en principe totalement transparent. Les conséquences sont énormes. Elles expliquent pourquoi il est difficile, voire impossible, à l'homme d'être encore au monde par le langage et la symbolisation. La relation symbolique est en effet totalement inadéquate au technocosme. D'abord par en raison de son inefficience : le technocosme a besoin pour subsister d'une relation technique, efficace. Tel n'était pas le cas de la nature puisqu'elle prenait soin d'elle-même. Ensuite parce que la symbolisation apparaît, par rapport à la réalité technocosmique, comme immédiatement impropre, métaphorique, gratuite et non fondée. Elle ne trouve de justification qu'à titre de jeu. Pour une nature éprouvée comme mystérieuse, au contraire, l'être-au-monde-par-le-langage représentait une organisation symbolique spontanée et légitime, donnant du sens là ou régnait l'obscurité. Ayant perdu le sens du mystère, l'homme a perdu en même temps le sens du sens. Tant que le mystère régnait et qu'il n'y avait pas de relation "adéquate" (efficace, techno-mathématique) au réel, la relation symbolique était la seule possible et légitime. La relation symbolique dans et à un univers technicien, en revanche, ne peut apparaître que fausse, obscurantiste, puérile et gratuite puisqu'il existe un rapport technoscientifique adéquat présumé applicable à l'univers entier. La relation technoscientifique au monde se présente ainsi comme la seule adéquate, la seule vraie.
Encore que cette manière de formuler les choses est un peu abusive. La relation technoscientifique au réel ne devrait pas être déclarée comme vraie ou adéquate mais plutôt comme opérationnelle et efficace. Ni plus "vraie", ni "moins métaphysique" que la relation symbolique, elle est, en réalité, d'une autre nature. Autrement dit, la technoscience ne nous fait pas changer de représentation du monde : elle nous fait changer d'être-au-monde. Elle nous arrache à l'être-au-monde-par-le-langage, à la symbolisation universelle, pour nous faire entrer dans la fonctionnalisation et la manipulation universelle. Du règne symbolique au règne technicien, il y a une mutation radicale.
On peut toutefois se demander si dans ce règne technocosmique, il n'y a pas quelque illusion. L'idée notamment qu'il existe des gens qui savent et pour qui le technocosme est transparent. Où du moins que cette transparence est à la portée des "technoscients". Or, fondamentalement combinatoire, pluridisciplinaire, la technique échappe à la maîtrise individuelle. Le généticien est incapable de réparer l'ordinateur qu'il utilise, et pour prendre un exemple extrême, la complexité d'une navette spatiale est telle que personne n'est capable de la concevoir. L'intégration de la nature et de l'homme dans le technocosme a fait de celui-ci une "réalité" d'une complexité inimaginable et largement imprévisible. On est réduit à fabriquer à son propos des "modèles" ou des probabilités d'évolution plus ou moins partiels et fragmentaires que l'on appelle des scénarios. Et souvent, des scénarios totalement opposés apparaissent comme également probables. Voyez les débats sur les causes et les conséquences du "réchauffement climatique". La présupposition de transparence techno-scientifique est donc contestable à plusieurs niveaux :
- parce que l'extension de la notion de "boîtes noires" aux phénomènes naturels et, au-delà, à l'univers entier, n'est qu'une croyance, certes motrice de l'essor techno-scientifique, mais aussi conditionnée par la techno-science ;
- parce que la distinction entre ceux qui ne savent pas (le profane) et les technoscients est au mieux une affaire de degré. Ceci signifie que l'idée d'une culture technique considérée par beaucoup comme une panacée procède d'une illusion totale. Une illusion de "gens de lettres" plus que de technoscients qui se heurtent quotidiennement à l'opacité de ce qui devrait leur être transparent. Ce n'est pas parce que j'aurai appris (approximativement) comment fonctionne ma TV ou que je saurai réparer ma voiture que j'aurai davantage (si je suis lucide) l'impression de vivre dans un monde transparent, maîtrisé et en accord avec la nature des choses.

Originellement, la technique est un ensemble d'outils, de moyens, d'instruments. Elle est l'expression concrète d'une rationalité instrumentale. Mais tout moyen et tout instrument n'a de sens et de valeur que par rapport à des fins et des buts dont la source n'est jamais la raison purement instrumentale elle-même. La question qui se pose alors est la suivante : que se passe-t-il lorsque la rationalité instrumentale et technicienne englobe tout, sans plus laisser d'espace à partir d'où donner un sens et une finalité à ce qu'elle met en oeuvre ? Qu'arrive-t-il lorsque la rationalité instrumentale devient totale et totalitaire ? Elle se mue dans un non-sens absolu, dans une irrationalité radicale. La technique contemporaine s'est faite englobante, systématique, totale. Elle s'est faite univers en enveloppant la nature et la culture d'où elle tenait naguère son sens. Si notre univers technoscientifique veut encore éviter de se muer en un univers totalement irrationnel, dénué de tout sens autre que celui de son fonctionnement rond et de sa croissance infinie, il faut qu'il accorde à la nature et à la culture autant de places qu'aux exigences proprement techniques et qu'il ne subordonne pas celles-là à celles-ci. L'homme habite un monde et vit une histoire : il ne peut, en tant qu'homme, habiter une machine et se résorber dans l'instrumentalité de moyens et de fonctions dépourvues de sens et de fin. Sans horizon culturel et naturel, l'homme déserte son essence.
La technoscience suit ce que Jacques Ellul a appelé l'impératif technicien : il faut exploiter, actualiser tout le possible, exercer toute la puissance, réaliser toutes les expériences, tout tenter. Cet impératif est l'expression même d'une liberté nihiliste, c'est-à-dire dénué de responsabilité et de sens. La liberté nihiliste est a-morale car être moral consiste justement à ne pas faire tout ce que l'on est capable de faire : à restreindre librement sa liberté. Le monde ne peut devenir l'expression de notre liberté nihiliste. Il n'est pas le laboratoire de la puissance technicienne. Il ne faut pas y essayer tout ce qui est techniquement possible sans limites, ni respect : respect des individus et des collectivités différenciées qui y vivent, respect de l'histoire, respect du sens. Si notre monde a encore une chance de liberté, il ne peut s'agir que de liberté humaine, pas de la liberté nihiliste de l'exercice de la puissance pour la puissance.

Plusieurs récits de science-fiction ou d'utopie décrivent des villes futures rondes et closes, lisses comme des machines hautement sophistiquées : univers de boîtes noires ou technocosmes parfaits. Et l'histoire que ces récits rapportent sempiternellement est celle de la tentative d'un individu ou d'un groupe de sortir de la ville. Sortir de la machine pour retrouver la transparence et le mystère de la nature et du devenir, renouer avec le sens. Un espace libre et humain serait donc un espace qui n'entretiendrait pas le désir compulsif et chronique de s'en échapper...

Billet librement inspiré d'un texte de Gilbert Hottois (1986), La mutation technicienne. In P. Ansay et R. Schoonbrodt (Eds.), Penser la ville. Bruxelles : Editions des Archives d'Architecture Moderne.

mercredi 25 novembre 2009

Un des Baumugnes

Je viens de refermer "Un de Beaumugnes" de Jean Giono. Un des romans les plus ardents qu'il m'ait été donné de lire. Un ton rude et franc. En véritable poète, Giono chante le jaillissement de la vie, l’extraordinaire bonheur d’exister, la jouissance que procurent les richesses naturelles par opposition à une morale du sacrifice et du renoncement. Giono nous donne à voir une acceptation lucide mais tranquille de la condition humaine. Les personnages sont entiers, généreux, vivants. Ils ont du nerf, de la répartie, du cœur et de l’épaisseur. Dans cet extrait, il est question de musique (et de nature aussi) d'une façon telle que j'en ai rarement lu.
Voici la scène (dont ce résumé est une trahison par rapport à l'intensité de ce livre) : au début du XXème siècle, un homme (Albin), amoureux fou d'une fille (Angèle) qu'il n'a aperçu qu'une fois trois ans auparavant, la retrouve tenue enfermée par ses parents parce que "fille-mère". En pleine nuit, il vient lui "parler", à sa façon, en jouant de l'harmonica. Le narrateur décrit la scène...

"Il a dû arriver là, en face de la ferme et s'asseoir sur le tronc courbé du figuier, et moi je l'avais perdu dans le feuillage de l'arbre et aussi dans le feuillage de la pensée parce que la nuit, c'est toujours un peu câlin ; et puis d'un coup, j'ai reçu la chose en travers de la figure.
Ah, je dis bien : en travers de la figure, parce que ça m'a fait l'effet d'un coup de pierre.
Il appelait ça parler à Angèle !
Certes, d'un côté, ça pouvait s'appeler comme ça, mais, au lieu de mots, c'étaient les choses elles-mêmes qu'il vous jetait dessus.
D'abord, ce fut comme un grand morceau de pays forestier arraché tout vivant, avec la terre, toute la chevelure des racines de sapins, les mousses, l'odeur des écorces ; une longue source blanche s'en égouttait au passage comme une queue de comète. Ça vient sur moi, ça me couvre de couleur, de fleurance et de bruits et ça fond dans la nuit sur ma droite.
Y avait de quoi vous couper l'haleine.
Alors, j'entends quelque chose comme vous diriez le vent de la montagne ou, plutôt, la voix de la montagne, le vol des perdrix, l'appel du berger et le ronflement des hautes herbes qui se baissent et se relèvent toutes ensemble, sous le vent.
Après, c'est comme un calme, le bruit d'un pas sur un chemin : et pan, et pan ; un pas long et lent qui monte et chante sur des pierres, et, le long de ce pas, des mouvements de haie et des clochettes comme à sa rencontre.
Ça s'anime, ça se resserre, ça fuse en gerbes d'odeur et de son, et ça s'épanouit : abois de chien, porte qui claque, foule qui court, porc, gros canard qui patouille la boue avec sa main jaune. Tout un village passe dans la nuit. J'ai le temps d'entendre un seau qui tinte sur le parquet, une poulie, un char, une femme qui appelle ; j'ai le temps de voir une petite fille comme une pomme, une femme les mains aux hanches, un homme blond, et ça s'efface.
Tout ça, c'était pur !
Là, il faut que je m'arrête et que je vous dise bien, parce que c'est ça qui faisait la force de toute la musique, combien on avait entassé de choses pures là-dedans.
Ce qui frappait, ce qui ravissait la volonté de bouger bras et jambes, et qui gonflait votre respiration, c'était la pureté.
C'était une eau pure et froide que le gosier ne s'arrêtait pas de vouloir et d'avaler ; on en était tout tremblant ; on était à la fois dans une fleur et on avait une fleur dans soi, comme une abeille saoule qui se roule au fond d'une fleur.
Moi, vous savez, c'est pas pour dire, mais j'ai déjà entendu pas mal de musique et même, une fois, la musique des tramways qui est venue donner un concert à Peyruis pour la fête. J'avais payé ma chaise un sou ; c'est vrai qu'avec ça j'avais droit à un café. Y avait, pas loin de moi, la femme du notaire et la nièce du greffier ; et tout le temps, ç'a été des : "Oh, ça, que c'est beau !", "Oh, ma chère, cette fantaisie de clarinette !" Moi, j'écoutais un petit bruit dans les platanes, très curieux et que je trouvais doux : c'était une feuille sèche qui tremblait au milieu du vent.
La grosse caisse en mettait à tour de bras. Alors, je suis parti sans profiter de ma chaise et du café pour mieux entendre ce qu'elle disait, cette feuille.
Ça vient de ce qu'on n'a pas d'instruction ; que voulez-vous qu'on y fasse ? Cette feuille-là, elle me disait plus à moi que tous les autres en train de faire les acrobates autour d'une clarinette.
C'est comme ça.
Et bien, la musique d'Albin, elle était cette musique de feuilles de platane, et ça vous enlevait le coeur."