mercredi 25 novembre 2009

Un des Baumugnes

Je viens de refermer "Un de Beaumugnes" de Jean Giono. Un des romans les plus ardents qu'il m'ait été donné de lire. Un ton rude et franc. En véritable poète, Giono chante le jaillissement de la vie, l’extraordinaire bonheur d’exister, la jouissance que procurent les richesses naturelles par opposition à une morale du sacrifice et du renoncement. Giono nous donne à voir une acceptation lucide mais tranquille de la condition humaine. Les personnages sont entiers, généreux, vivants. Ils ont du nerf, de la répartie, du cœur et de l’épaisseur. Dans cet extrait, il est question de musique (et de nature aussi) d'une façon telle que j'en ai rarement lu.
Voici la scène (dont ce résumé est une trahison par rapport à l'intensité de ce livre) : au début du XXème siècle, un homme (Albin), amoureux fou d'une fille (Angèle) qu'il n'a aperçu qu'une fois trois ans auparavant, la retrouve tenue enfermée par ses parents parce que "fille-mère". En pleine nuit, il vient lui "parler", à sa façon, en jouant de l'harmonica. Le narrateur décrit la scène...

"Il a dû arriver là, en face de la ferme et s'asseoir sur le tronc courbé du figuier, et moi je l'avais perdu dans le feuillage de l'arbre et aussi dans le feuillage de la pensée parce que la nuit, c'est toujours un peu câlin ; et puis d'un coup, j'ai reçu la chose en travers de la figure.
Ah, je dis bien : en travers de la figure, parce que ça m'a fait l'effet d'un coup de pierre.
Il appelait ça parler à Angèle !
Certes, d'un côté, ça pouvait s'appeler comme ça, mais, au lieu de mots, c'étaient les choses elles-mêmes qu'il vous jetait dessus.
D'abord, ce fut comme un grand morceau de pays forestier arraché tout vivant, avec la terre, toute la chevelure des racines de sapins, les mousses, l'odeur des écorces ; une longue source blanche s'en égouttait au passage comme une queue de comète. Ça vient sur moi, ça me couvre de couleur, de fleurance et de bruits et ça fond dans la nuit sur ma droite.
Y avait de quoi vous couper l'haleine.
Alors, j'entends quelque chose comme vous diriez le vent de la montagne ou, plutôt, la voix de la montagne, le vol des perdrix, l'appel du berger et le ronflement des hautes herbes qui se baissent et se relèvent toutes ensemble, sous le vent.
Après, c'est comme un calme, le bruit d'un pas sur un chemin : et pan, et pan ; un pas long et lent qui monte et chante sur des pierres, et, le long de ce pas, des mouvements de haie et des clochettes comme à sa rencontre.
Ça s'anime, ça se resserre, ça fuse en gerbes d'odeur et de son, et ça s'épanouit : abois de chien, porte qui claque, foule qui court, porc, gros canard qui patouille la boue avec sa main jaune. Tout un village passe dans la nuit. J'ai le temps d'entendre un seau qui tinte sur le parquet, une poulie, un char, une femme qui appelle ; j'ai le temps de voir une petite fille comme une pomme, une femme les mains aux hanches, un homme blond, et ça s'efface.
Tout ça, c'était pur !
Là, il faut que je m'arrête et que je vous dise bien, parce que c'est ça qui faisait la force de toute la musique, combien on avait entassé de choses pures là-dedans.
Ce qui frappait, ce qui ravissait la volonté de bouger bras et jambes, et qui gonflait votre respiration, c'était la pureté.
C'était une eau pure et froide que le gosier ne s'arrêtait pas de vouloir et d'avaler ; on en était tout tremblant ; on était à la fois dans une fleur et on avait une fleur dans soi, comme une abeille saoule qui se roule au fond d'une fleur.
Moi, vous savez, c'est pas pour dire, mais j'ai déjà entendu pas mal de musique et même, une fois, la musique des tramways qui est venue donner un concert à Peyruis pour la fête. J'avais payé ma chaise un sou ; c'est vrai qu'avec ça j'avais droit à un café. Y avait, pas loin de moi, la femme du notaire et la nièce du greffier ; et tout le temps, ç'a été des : "Oh, ça, que c'est beau !", "Oh, ma chère, cette fantaisie de clarinette !" Moi, j'écoutais un petit bruit dans les platanes, très curieux et que je trouvais doux : c'était une feuille sèche qui tremblait au milieu du vent.
La grosse caisse en mettait à tour de bras. Alors, je suis parti sans profiter de ma chaise et du café pour mieux entendre ce qu'elle disait, cette feuille.
Ça vient de ce qu'on n'a pas d'instruction ; que voulez-vous qu'on y fasse ? Cette feuille-là, elle me disait plus à moi que tous les autres en train de faire les acrobates autour d'une clarinette.
C'est comme ça.
Et bien, la musique d'Albin, elle était cette musique de feuilles de platane, et ça vous enlevait le coeur."

dimanche 15 novembre 2009

Moffou

Un extrait de l'album Moffou de Salif Keita. D'abord en témoignage de ma profonde affection pour le Mali, ensuite parce que le titre de l'album est beau : il provient du nom d'une petite flûte taillée dans une tige de mil, le moffou, jouée par les peuples du Sahel, entre autres, pour effrayer les oiseaux au moment des semis. Enfin, parce que je trouve ce titre splendide.


Salif Keita, Ana Na Ming. Album Moffou, 2002.

samedi 14 novembre 2009

Sujets d'examen

Je suis aujourd'hui de bonne composition et propose quelques sujets d'examen de tout poils offerts par... Pierre Desproges :

- La ligne droite est le plus court chemin d'un point à un autre (à condition que les deux points soient bien en face l'un de l'autre). Quelle est la définition de la ligne gauche ?

- Tout le monde sait que les travaux d'Hercule étaient 12. Mais savez-vous combien étaient les parents de Lamartine ?

- Sylvie va au marché. Elle a 35 euros dans son porte-monnaie. Elle achète 9 laitues à 1,20 euros et 14 laitues à 1,10 euros. Est-ce bien raisonnable ?

- Un sourd répond au nom de Christian. Là encore, est-ce bien raisonnable ?

- Un train, parti de A à 8h19, roule vers B, qui est situé à 129 kms de A, à une vitesse moyenne de 177 km/h. Dites pourquoi.

Et pour finir en beauté, un sujet de philosophie :
- En tant que voie d'accès à l'émancipation morale sans prise de conscience structurale au niveau du vécu libertaire, peut-on admettre que l'application de la liberté sexuelle dans les étables ougandaises est la porte ouverte à tous les zébus ?

mercredi 4 novembre 2009

Sublime judoka

Tout homme public entré en politique verra désormais ses "Mémoires" décortiquées (quel étonnement déjà de publier des "Mémoires" avant le crépuscule de son existence...). Après Frédéric Mitterrand, c'est au tour du judoka David Douillet d'en faire l'expérience. Lorsqu'il publie en 1998 son autobiographie, le tout récent champion olympique est loin de se douter que ses confessions seront minutieusement analysées quelque dix ans plus tard. Grâce au Canard enchaîné, c'est désormais chose faite.
Dans son édition du mercredi 4 novembre, l'hebdomadaire publie quelques-unes des meilleures feuilles de cet opus très sobrement intitulé L'Ame du conquérant (Robert Laffont, 1998). Justifiant sur trois pages ce qu'il appelle sa "misogynie rationnelle", le député des Yvelines y dévoile ses projets pour la femme du XXIe siècle : "Pour moi, une femme qui se bat au judo ou dans une autre discipline, ce n'est pas quelque chose de naturel, de valorisant, explique-t-il. Pour l'équilibre des enfants, je pense que la femme est mieux au foyer."
"C'est la mère qui a dans ses gènes, dans son instinct, cette faculté originelle d'élever des enfants. Si Dieu a donné le don de procréation aux femmes, ce n'est pas par hasard", poursuit-il. "De fait, cette femme-là, quand elle a une activité professionnelle externe, pour des raisons de choix ou de nécessité, elle ne peut plus jouer ce rôle d'accompagnement essentiel. (...) Je considère que ce noyau est déstructuré. Les fondements sur lesquels étaient bâtie l'humanité, l'éducation en particulier, sont en partie ébranlés", ajoute David Douillet, aujourd'hui membre de la commission des affaires culturelles et de l'éducation à l'Assemblée nationale. Oui, vous avez bien lu : affaires "culturelles" et "éducation".
Toutefois, visiblement davantage porté sur les affaires "naturelles" que "culturelles", il répond par avance aux critiques : "On dit que je suis misogyne. Mais tous les hommes le sont. Sauf les tapettes !" Interrogé sur ce passage à plusieurs reprises après la publication de son ouvrage, David Douillet avait expliqué, à l'époque, que le terme de "tapette" visait seulement "les hommes qui ne s'assument pas"... Nous voilà rassurés.

Et dire qu'au même moment, Claude Levi-Strauss est mort... Quel bonheur doit-il éprouver d'avoir quitté une telle défaite de la pensée que ces deux derniers siècles nous imposent.