samedi 19 décembre 2009

Technocosme

Rien de plus évident que de constater que nous vivons désormais dans un technocosme : il ne s'agit pas seulement des réseaux enchevêtrés de communications qui, sous formes de route, de lignes aériennes, de mégalopoles, de conurbation ou plus subtilement d'un filet ondulatoire extrêmement dense, recouvrent la planète et l'encerclent technologiquement. Il s'agit aussi, et peut-être plus profondément, de la perception du monde comme un objet hypercomplexe et systématique.
Ainsi, les moyens techniques nous ont désormais habitué à voir l'image de la planète par photo satellite. Nous pouvons même la faire tourner comme bon nous semble par simples clics de souris. Cette vision du globe est tellement banale qu'elle occulte qu'il s'agit d'une mutation essentielle du rapport de l'homme au monde : en ayant désormais coutume de voir le monde se changer en planète, celui-ci est devenu un objet et, par conséquent, il est devenu manipulable. Le monde, le Tout, est justement cela qui n'apparaît pas comme un objet puisque c'est l'horizon ou le milieu universel qui constitue le fond sur lequel des objets apparaissent et reçoivent leur place et leur sens. Aujourd'hui ce Tout, notre monde, grâce à la technique peut être saisi d'un seul regard et devient manipulable. Cela change considérablement notre rapport à la terre : au-delà des faciles nostalgie des "retours à la nature" totalement irréalistes, l'écologie constitue la prise de conscience de plus en plus lucide et organisée de cette nouvelle aperception du monde. Tel est d'ailleurs le sens philosophique profond de l'écologie : le monde, en entrant globalement dans le champ de notre action technique entre en même temps dans celui de notre responsabilité. Promouvoir une technique de portée planétaire sans avoir conscience de cette portée et sans l'assumer lucidement a conduit aux maux que nous éprouvons aujourd'hui : pollution, déséquilibre de l'homéostase gazeuse et climatique, disparition de nombreuses espèces végétales et animales, etc. Devenue technocosme et objet, la terre est désormais à surveiller et à gérer. Cette surveillance est elle-même intégralement technique : des données automatiquement enregistrées, transmises et traitées par ordinateur. Au bout de la chaîne, l'homme intervient en tant que technicien.

Le technoscosme dans lequel nous vivons est un univers de "boîtes noires" et ce technocosme lui-même est une gigantesque boîte noire. Une "boîte noire", c'est tout objet complexe qui se dissimule sous une surface lisse pourvue de points de fonctionnement (cadrans, boutons, manettes, etc.) et dont l'usage n'exige pas que l'utilisateur pénètre la complexité interne. Nous savons comment utiliser les boîtes noires qui nous entourent, mais nous ignorons tout de leur structure profonde et de leur mode de production. Cela est vrai de la machine à laver à l'avion, de la TV à la voiture, du téléphone au métro, de l'ordinateur à la console vidéo. Notre univers est une imbrication de boîtes noires interconnectées. Mais cette opacité du milieu technicien est très différente de l'opacité primitive que pouvait avoir la nature. D'abord parce que la nature était réellement énigmatique, alors que le technocosme est en droit transparent. Nous ne comprenons pas, mais nous savons que pour chaque espèce de boîtes noires, il existe ceux qui savent : les techniciens, les ingénieurs. Ensuite, parce que le milieu naturel n'a pas été produit par l'homme et qu'il s'entretient de lui-même alors que le milieu technicien reste dépendant de l'homme pour son entretien et son fonctionnement. Il ne se répare pas et n'évolue pas de lui-même. Cependant, depuis que le technocosme a acquis une dimension planétaire, cette dépendance retentit sur la nature : bousculée, contrainte, manipulée et intégrée par la technique, la nature a désormais besoin d'être protégée, gérée, "réparée". Cette extension de la technique au monde vaut aussi, sur un plan plus abstrait, pour la représentation de la nature en général. Elle consiste principalement à prolonger la notion de "boîtes noires" à tous les phénomènes et productions naturels. Ayant totalement foi dans la technoscience, l'homme occidental est ainsi conduit à penser que de la molécule à l'étoile, de la cellule à l'homme, tout fonctionne à la façon de machines et qu'il y a pour chaque espèce de machines naturelles des spécialistes qui savent. Bref, vivant de facto dans un monde totalement opaque, l'Occidental envisage la nature comme un monde en droit et en principe totalement transparent. Les conséquences sont énormes. Elles expliquent pourquoi il est difficile, voire impossible, à l'homme d'être encore au monde par le langage et la symbolisation. La relation symbolique est en effet totalement inadéquate au technocosme. D'abord par en raison de son inefficience : le technocosme a besoin pour subsister d'une relation technique, efficace. Tel n'était pas le cas de la nature puisqu'elle prenait soin d'elle-même. Ensuite parce que la symbolisation apparaît, par rapport à la réalité technocosmique, comme immédiatement impropre, métaphorique, gratuite et non fondée. Elle ne trouve de justification qu'à titre de jeu. Pour une nature éprouvée comme mystérieuse, au contraire, l'être-au-monde-par-le-langage représentait une organisation symbolique spontanée et légitime, donnant du sens là ou régnait l'obscurité. Ayant perdu le sens du mystère, l'homme a perdu en même temps le sens du sens. Tant que le mystère régnait et qu'il n'y avait pas de relation "adéquate" (efficace, techno-mathématique) au réel, la relation symbolique était la seule possible et légitime. La relation symbolique dans et à un univers technicien, en revanche, ne peut apparaître que fausse, obscurantiste, puérile et gratuite puisqu'il existe un rapport technoscientifique adéquat présumé applicable à l'univers entier. La relation technoscientifique au monde se présente ainsi comme la seule adéquate, la seule vraie.
Encore que cette manière de formuler les choses est un peu abusive. La relation technoscientifique au réel ne devrait pas être déclarée comme vraie ou adéquate mais plutôt comme opérationnelle et efficace. Ni plus "vraie", ni "moins métaphysique" que la relation symbolique, elle est, en réalité, d'une autre nature. Autrement dit, la technoscience ne nous fait pas changer de représentation du monde : elle nous fait changer d'être-au-monde. Elle nous arrache à l'être-au-monde-par-le-langage, à la symbolisation universelle, pour nous faire entrer dans la fonctionnalisation et la manipulation universelle. Du règne symbolique au règne technicien, il y a une mutation radicale.
On peut toutefois se demander si dans ce règne technocosmique, il n'y a pas quelque illusion. L'idée notamment qu'il existe des gens qui savent et pour qui le technocosme est transparent. Où du moins que cette transparence est à la portée des "technoscients". Or, fondamentalement combinatoire, pluridisciplinaire, la technique échappe à la maîtrise individuelle. Le généticien est incapable de réparer l'ordinateur qu'il utilise, et pour prendre un exemple extrême, la complexité d'une navette spatiale est telle que personne n'est capable de la concevoir. L'intégration de la nature et de l'homme dans le technocosme a fait de celui-ci une "réalité" d'une complexité inimaginable et largement imprévisible. On est réduit à fabriquer à son propos des "modèles" ou des probabilités d'évolution plus ou moins partiels et fragmentaires que l'on appelle des scénarios. Et souvent, des scénarios totalement opposés apparaissent comme également probables. Voyez les débats sur les causes et les conséquences du "réchauffement climatique". La présupposition de transparence techno-scientifique est donc contestable à plusieurs niveaux :
- parce que l'extension de la notion de "boîtes noires" aux phénomènes naturels et, au-delà, à l'univers entier, n'est qu'une croyance, certes motrice de l'essor techno-scientifique, mais aussi conditionnée par la techno-science ;
- parce que la distinction entre ceux qui ne savent pas (le profane) et les technoscients est au mieux une affaire de degré. Ceci signifie que l'idée d'une culture technique considérée par beaucoup comme une panacée procède d'une illusion totale. Une illusion de "gens de lettres" plus que de technoscients qui se heurtent quotidiennement à l'opacité de ce qui devrait leur être transparent. Ce n'est pas parce que j'aurai appris (approximativement) comment fonctionne ma TV ou que je saurai réparer ma voiture que j'aurai davantage (si je suis lucide) l'impression de vivre dans un monde transparent, maîtrisé et en accord avec la nature des choses.

Originellement, la technique est un ensemble d'outils, de moyens, d'instruments. Elle est l'expression concrète d'une rationalité instrumentale. Mais tout moyen et tout instrument n'a de sens et de valeur que par rapport à des fins et des buts dont la source n'est jamais la raison purement instrumentale elle-même. La question qui se pose alors est la suivante : que se passe-t-il lorsque la rationalité instrumentale et technicienne englobe tout, sans plus laisser d'espace à partir d'où donner un sens et une finalité à ce qu'elle met en oeuvre ? Qu'arrive-t-il lorsque la rationalité instrumentale devient totale et totalitaire ? Elle se mue dans un non-sens absolu, dans une irrationalité radicale. La technique contemporaine s'est faite englobante, systématique, totale. Elle s'est faite univers en enveloppant la nature et la culture d'où elle tenait naguère son sens. Si notre univers technoscientifique veut encore éviter de se muer en un univers totalement irrationnel, dénué de tout sens autre que celui de son fonctionnement rond et de sa croissance infinie, il faut qu'il accorde à la nature et à la culture autant de places qu'aux exigences proprement techniques et qu'il ne subordonne pas celles-là à celles-ci. L'homme habite un monde et vit une histoire : il ne peut, en tant qu'homme, habiter une machine et se résorber dans l'instrumentalité de moyens et de fonctions dépourvues de sens et de fin. Sans horizon culturel et naturel, l'homme déserte son essence.
La technoscience suit ce que Jacques Ellul a appelé l'impératif technicien : il faut exploiter, actualiser tout le possible, exercer toute la puissance, réaliser toutes les expériences, tout tenter. Cet impératif est l'expression même d'une liberté nihiliste, c'est-à-dire dénué de responsabilité et de sens. La liberté nihiliste est a-morale car être moral consiste justement à ne pas faire tout ce que l'on est capable de faire : à restreindre librement sa liberté. Le monde ne peut devenir l'expression de notre liberté nihiliste. Il n'est pas le laboratoire de la puissance technicienne. Il ne faut pas y essayer tout ce qui est techniquement possible sans limites, ni respect : respect des individus et des collectivités différenciées qui y vivent, respect de l'histoire, respect du sens. Si notre monde a encore une chance de liberté, il ne peut s'agir que de liberté humaine, pas de la liberté nihiliste de l'exercice de la puissance pour la puissance.

Plusieurs récits de science-fiction ou d'utopie décrivent des villes futures rondes et closes, lisses comme des machines hautement sophistiquées : univers de boîtes noires ou technocosmes parfaits. Et l'histoire que ces récits rapportent sempiternellement est celle de la tentative d'un individu ou d'un groupe de sortir de la ville. Sortir de la machine pour retrouver la transparence et le mystère de la nature et du devenir, renouer avec le sens. Un espace libre et humain serait donc un espace qui n'entretiendrait pas le désir compulsif et chronique de s'en échapper...

Billet librement inspiré d'un texte de Gilbert Hottois (1986), La mutation technicienne. In P. Ansay et R. Schoonbrodt (Eds.), Penser la ville. Bruxelles : Editions des Archives d'Architecture Moderne.