lundi 31 août 2009

Double suicide


dimanche 30 août 2009

Un pensiero nemico di pace

Georges Frederic Haendel (1685-1759) compose Il Trionfo del Tempo e del Disinganno (Le triomphe du temps et de la désillusion) en 1707. Il a alors 22 ans. Le livret, écrit par le Cardinal Pamphili, met en scène la Beauté qui, flattée par le Plaisir, se mire à l'envi et se complaît dans la frivolité avec pour seul souci de ne pas être immarcescible. Le Temps et la Désillusion dénoncent le miroir aux alouettes que lui tend le Plaisir et l’invitent à plonger son regard dans celui de la Vérité.
Dans cet extrait, Un pensiero nemico di pace (une pensée hostile à la paix), la Beauté réfute l'univocité du temps. Il est ici chantée par Cécilia Bartoli. Ou comment toucher les étoiles...


Un pensiero nemico di pace
fece il Tempo volubile edace,
e con l'ali la falce gli diè.
Nacque un altro leggiadro pensiero,
per negare sì rigido impero,
ond'il Tempo più Tempo non è.

Une pensée hostile à la paix
A fait du Temps un glouton avide,
Et lui a donné la faux avec ses ailes.
Une nouvelle et douce pensée est née,
Pour contrarier un empire si inflexible,
Et par elle le Temps n'est plus le Temps.

G.F. Haendel, Il trionfo del Tempo e del Dinganno. Air de la Beauté : Un pensiero nemico di pace. Interprétée par Cécila Bartoli et Les musiciens du Louvre-Grenoble (Direction : Marc Minkowski). Album : Opera Proibita (Decca, 2005).

samedi 29 août 2009

dêmos et kràtos

Histoire de mots, toujours. Vous avez remarqué sans doute qu'il est devenu banal de parler "des démocraties" pour désigner, en gros, les pays occidentaux les plus riches. On évoque ainsi "les démocraties européennes", les "démocraties étrangères", "les démocraties face au terrorisme", "les démocraties après le 11 septembre 2001", etc. Raccourci de langage, me direz-vous, qui permet aux sociétés et aux Etats se désignant eux-mêmes comme des démocraties de se distinguer avantageusement des sociétés gouvernées sans loi ou par la loi religieuse. Le problème est toutefois qu'en s'inscrivant dans l'habitude, ce tic de langage conduit à deux illusions :
- La première est de considérer que le mot démocratie désigne alternativement une forme d'état, une forme de société ou une forme de gouvernement. Il semble alors nécessaire de rappeler que nous ne vivons pas "dans" des démocraties mais dans des Etats de droit oligarchiques, c'est-à-dire dans des Etats gouvernés par une minorité dominante dont le pouvoir est limité par la double reconnaissance de la souveraineté populaire et des libertés individuelles. Comme le rappelle Raymond Aron, "on ne peut pas concevoir de régime qui, dans un sens, ne soit pas oligarchique" [1]. De fait, nos "démocraties" sont en vérité des oligarchies dont les formes constitutionnelles et les pratiques des gouvernements peuvent être dits plus ou moins démocratiques.
- La seconde est de prendre l'existence d'un système représentatif soumis à l'autorité du suffrage universel comme un critère pertinent de démocratie. Or, ce système représentatif ne tend vers la démocratie que dans la mesure où il se rapproche du pouvoir de n'importe qui, c'est-à-dire du pouvoir de celui qui n'a aucun titre à exercer le pouvoir, ni même aucun désir de l'exercer (et démocratie veut d'abord dire cela pour ses promoteurs athéniens : un "gouvernement" anarchique fondé uniquement sur l'absence de tout titre à gouverner).

Autrement dit, ce "dans quoi" nous vivons ce sont davantage des oligarchies à système représentatif plus ou moins démocratiques. Pour que ces formes de gouvernement puissent être dites démocratiques, il faut en effet qu'elles respectent quelques règles. On peut raisonnablement considérer que le minimum acceptable est que ce système représentatif repose sur des mandats courts, non cumulables, non renouvelables ; qu'il y existe un monopole des représentants du peuple sur l'élaboration des lois ; qu'il y ait interdiction aux fonctionnaires de l'Etat d'être représentants du peuple ; que les campagnes électorales y soient réduites au minimum ; qu'il existe un contrôle stricte de l'ingérence des puissances économiques dans les processus électoraux.
De telles règles n'ont rien d'extravagant et, dans le passé, bien des penseurs et des législateurs, peu portés à l'amour inconsidéré du peuple, les ont examiné avec attention comme des moyens d'assurer l'équilibre des pouvoirs et d'éviter ce qui peut être considéré comme le pire des gouvernements : le gouvernement de ceux qui aiment le pouvoir et qui sont adroits à s'en emparer. Il suffit pourtant aujourd'hui d'énumérer ces règles pour provoquer l'hilarité générale. A juste raison. Car ce que nous appelons de nos jours "démocratie" est un fonctionnement étatique et gouvernemental exactement inverse : élus éternels cumulant ou alternant les fonctions municipales, régionales, législatives ou ministérielles ; gouvernements qui font eux-mêmes les lois ; représentants du peuple massivement issus d'une école d'administration ; hommes d'affaires investissant des sommes colossales dans la recherche d'un mandat électoral.
Toutefois, malgré cette inversion des règles, on sait quels sont les avantages de ces Etats s'auto-désignant comme "démocraties" dans lesquels nous vivons, ainsi que leurs limites :
- les élections y sont libres. Certes, mais elles y assurent pour l'essentiel la reproduction du même personnel dominant, sous des étiquettes interchangeables. Les urnes n'y sont généralement pas bourrées mais l'on peut s'en assurer sans risquer sa vie.
- L'administration n'est pas corrompue. Sauf dans des affaires de marchés publics où elle se confond avec les intérêts des groupes dominants.
- Les libertés des individus sont respectées. Oui, mais au prix de notables exceptions pour tout ce qui touche à la garde des frontières et à la sécurité du territoire.
- La presse est libre : qui veut fonder sans aide des puissances financières un journal ou une chaîne de télévision capables de toucher l'ensemble de la population éprouvera de très sérieuses difficultés mais il ne sera pas jeté en prison.
De ces constats, les esprits optimistes en déduiront que l'Etat oligarchique de droit réalise un heureux équilibre des contraires et qu'une "démocratie" est en somme une oligarchie qui donne assez d'espace à la démocratie pour alimenter sa passion.
Mais les esprits chagrins retourneront l'argument : le gouvernement paisible de l'oligarchie détourne les passions démocratiques vers les plaisirs privés et les rendent insensibles au bien commun. Voyez ce qui se passe en France, disent-ils. Nous avons une constitution admirablement faite pour que notre pays soit bien gouverné et heureux de l'être : le système dit "majoritaire" élimine les partis extrêmes et donne "aux partis de gouvernement" le moyen de gouverner en alternance. Il permet ainsi à la majorité, c'est-à-dire la plus forte minorité, de gouverner sans opposition pendant cinq ans. D'un côté, cette alternance satisfait le goût démocratique du changement ; de l'autre, comme les membres de ces partis de gouvernement ont fait les mêmes études dans les mêmes écoles d'où sortent aussi les experts en gestion de la chose publique, ils tendent à adopter les mêmes solutions qui font primer la science des experts sur les passions de la multitude. Mais cela a hélas un revers, poursuivent-ils : cette multitude, délivrée du souci de gouverner, est laissée à ses passions privées et égoïstes. Ou bien les individus qui la composent se désintéressent du bien public et s'abstiennent aux élections ; ou bien ils les abordent du seul point de vue de leurs intérêts et de leurs caprices de consommateurs Au nom de leurs intérêts immédiats, ils opposent grèves et manifestations aux mesures et aux réformes visant à préserver l'avenir et, au nom de leurs caprices individuels, ils choisissent aux élections tel ou tel candidat qui leur plaît, de la même manière qu'ils choisissent entre les multiples sortes de pain proposés par les boulangeries. Le résultat est que les "candidats de protestation" totalisent plus de voix que les "candidats de gouvernement".
On pourrait objecter bien des choses à ces esprits chagrins. D'abord qu'il n'est pas vrai que l'on assiste à une irrésistible progression de l'abstention. Il y aurait même plutôt lieu d'être surpris de l'admirable constance civique du nombre élevé d'électeurs qui persistent à se mobiliser pour choisir entre les représentants équivalents d'une oligarchie d'Etat. Ensuite, on peut espérer que la passion démocratique qui nuit si fortement aux "candidats de gouvernement" reflète moins le caprice de consommateurs que le désir que la politique signifie quelque chose de plus que le choix entre oligarques interchangeables.

Le vrai danger de ce mode de fonctionnement est ailleurs. Il réside dans le fait que l'autorité des gouvernants est prise entre deux systèmes de raison opposés : d'un côté elle est légitimée par la vertu du choix populaire et, de l'autre, par leur capacité à choisir des bonnes solutions aux problèmes de société. Or, ces bonnes solutions se reconnaissent à ceci qu'elles n'ont pas à être choisies parce qu'elles découlent de la connaissance de l'état objectif des choses, c'est-à-dire d'un savoir expert et non d'un choix populaire. Le principe du choix populaire devient dès lors très problématique car il y a péril à ce que soient soumises au peuple des solutions qui dépendent de la seule science des experts. Pour qu'une société soit gouvernable par l'expertise, il faut que la population concernée constitue une totalité une et objectivable, à l'opposé du peuple, par vocation creuset de divisions et d'hétérogénéité. L'oligarchie n'a alors plus qu'une seule ambition : chasser la division et imposer le consensus. Mais cela semble plus facile à rêver qu'à faire. La division chassée dans les principes revient concrètement de toute part : dans l'essor des partis extrêmes, des mouvements identitaires ou des intégrismes religieux qui en appellent, contre le consensus oligarchique, aux vieux principes de la naissance et de la filiation, à une communauté enracinée dans le sol, le sang et la religion des ancêtres ; dans les multitude de combats qui refusent la nécessité économique mondiale ; dans le fonctionnement électoral, même lorsque les solutions uniques qui s'imposent aux gouvernants sont soumises au choix des gouvernés. Le dernier référendum européen en est un exemple fameux. Dans l'esprit de ceux qui soumettaient la question à référendum, le vote devait s'entendre comme une approbation donnée par le peuple assemblé à ceux qui sont qualifiés pour le guider. Il le devait d'autant plus que l'élite des experts d'Etat était unanime à dire que la question ne se posait pas, qu'il ne s'agissait que de poursuivre la logique d'accords déjà existants et conformes aux intérêts de tous. Or, une majorité de votants a jugé que la question était une vraie question et qu'elle relevait non de l'adhésion de la population mais de la souveraineté du peuple. On sait la suite.
On sait aussi que, pour ce résultat au référendum comme pour tout trouble au consensus, les oligarques ont trouvé l'explication : si l'expertise scientifique n'arrive pas à imposer sa légitimité, c'est en raison de l'ignorance du peuple. Si le progrès ne progresse pas, c'est en raison des retardataires. Si les réformes présentées comme nécessaires ne passent pas, c'est en raison d'un vieux réflexe conservateur. Un mot résume cette explication : celui de "populisme". Sous ce terme est rangé toutes les formes de sécession au consensus dominant, qu'elles relèvent de l'affirmation démocratique ou des fanatismes raciaux ou religieux. Sous ce nom de populisme se cache ainsi toute la contradiction entre la légitimité populaire et la légitimité savante. Se cache aussi la compulsion la plus profonde et la plus naturelle de toute oligarchie : se débarrasser du peuple et de la politique. En se déclarant simples gestionnaires experts des retombées locales d'un impératif historique mondial in-é-luc-table, nos gouvernements s'appliquent à expulser le supplément démocratique. De même qu'en inventant des institutions supra-étatiques qui ne sont pas elles-mêmes des états et qui ne sont donc comptables devant aucun peuple, ils réalisent la fin immanente à leur pratique même : dépolitiser les affaires politiques, les placer en des lieux qui soient des non-lieux et qui ne laissent pas d'espace à l'invention démocratique de lieux polémiques.

La démocratie n'est pas ni cette forme de gouvernement qui permet à l'oligarchie de régner au nom du peuple pour mieux pouvoir s'en débarrasser, ni cette forme de société fallacieusement soumise à la soi-disant inexorabilité de la marchandise mondiale. Elle est l'action qui sans cesse arrache aux gouvernements oligarchiques le monopole de la vie publique. Elle est la puissance qui doit aujourd'hui, plus que jamais, se battre contre la confusion des pouvoirs en une seule et même loi de domination. La démocratie est et doit toujours rester nue dans son rapport au pouvoir. Elle n'est fondée sur aucune nature des choses et n'est garantie par aucune forme institutionnelle. Elle n'est portée par aucune nécessité historique et n'en porte aucune. Elle n'est confiée qu'à la constance de ses propres actes. On comprend que la chose a de quoi susciter de la peur chez ceux qui sont habitués à exercer le magistère du bien public...

[1] R. Aron (1965). Démocratie et totalitarisme. Gallimard Idées, p. 134.

Billet inspiré par le livre de Jacques Rancière, La haine de la démocratie, Editions La fabrique, 2005.

mercredi 26 août 2009

Futbol : Allemagne-Grèce

J'ai retrouvé cette séquence vidéo dans mes archives. Je n'y résiste pas. D'autant que malgré mon profond respect pour certains philosophes allemands, ce sont bien les grecs les meilleurs : la preuve !


dimanche 23 août 2009

Quelques conseils managériaux aux enseignants-chercheurs...

En cette période de pré-rentrée universitaire, un petit rappel s'impose à tous ceux qui n'auront pas eu le courage d'écrire 6 ou 7 articles cet été...
Dans la nouvelle culture de l’évaluation académique, introduite en Europe par le processus de Bologne et stimulée par la prolifération des classements universitaires mondiaux, vous devez maximiser votre valeur académique. Pour cela, les règles sont simples et efficaces. Encore faut-il les connaître. En voici quelques unes des plus importantes...

Règle 1 : Cultivez votre "H index"
Dans le régime de concurrence généralisée de la recherche dans lequel nous sommes entrés, la notion de productivité académique intervient à tous les niveaux pour orienter l’allocation des ressources, depuis l’Université prise dans son ensemble jusqu’à chaque enseignant-chercheur pris individuellement, en passant par les départements, les maquettes et les équipes de recherche.
Il existe tout un éventail de critères possibles pour mesurer de votre productivité académique, dont celui du taux de satisfaction de vos étudiants - entre autres paramètres possibles. Mais dans l’immédiat, le principal indicateur qui doit vous préoccuper est celui de l’évaluation quantitative de vos travaux de publication.
Vous l’ignorez encore peut-être, mais vous avez un nouveau totem : le "facteur H" ou "H index" en anglais. Sous cette appellation énigmatique se cache un indicateur statistique, une formule mathématique destinée à mesurer votre valeur académique. "H" pour "Hirsch", du nom du physicien Jorge E. Hirsch qui a élaboré cet instrument statistique en 2005. Cet indicateur se calcule à partir de vos données bibliométriques. Aujourd’hui, n’importe qui peut très facilement, en quelques clics, connaître le facteur H de n’importe quel chercheur dans le monde – le vôtre y compris. Cet indicateur combine deux types de variables : le nombre d’articles que vous avez publiés dans votre vie (ou plus exactement le nombre d’articles recensés par les bases de données électroniques disponibles) et le nombre de fois que vos articles ont été cités par d’autres (encore une fois dans les articles recensés par les bases de données électroniques disponibles).
Cet indice est censé mesurer votre valeur académique par "l’impact citationnel" de vos travaux. Le principe est en gros le même que celui du "pagerank" sur google (le pagerank sur google est l’ordre de priorité selon lequel s’affichent les résultats d’une recherche) : plus vous avez de liens pointant vers votre nom (i.e. de citations), plus on estime que vous avez de poids et plus vous montez dans le classement. Cette notion d’impact bibliométrique - nous y reviendrons - est en train de devenir l’alpha et l’omega de l’évaluation académique.
Si cet indicateur est aujourd’hui devenu monnaie courante, du moins en Amérique du Nord et en Chine, c’est parce que les bases de données bibliométriques commerciales l’ont intégré à leurs plateformes en ligne. La plus importante d’entre elles, l’ISI Web of science de Thomson-Reuters™ se fait fort de d’établir, pour n’importe quel chercheur dans le monde, des "rapports citationnels" personnalisé mesurant régulièrement leurs performances. Ces "citation reports" se présentent comme une sorte d’audit individuel, avec graphes et statistiques.
L’instrument est puissant et joue surtout sur vos cordes sensibles : un goût invétéré pour les bons points et les bonnes notes, une bonne dose de narcissisme, une pincée d’esprit de compétition, et le tour est joué.
Aujourd’hui, l’usage du facteur H a littéralement envahi les campus américains, où tout enseignant-chercheur qui se respecte connaît par cœur son H index ainsi que celui de ses collègues. Notez bien que cette fièvre de l’évaluation personnelle n’a pas tant été stimulée par l’administration des Universités que par les enseignants-chercheurs eux-mêmes, dans une sorte d’appropriation spontanée. Le mouvement vient de la base. C’est vous-mêmes, en vous emparant de l’instrument, qui avez le pouvoir d’en faire une norme d’évaluation partagée, intégrée à votre culture, qui vous sera ensuite d’autant plus facilement appliquée à des fins managériales. Le facteur H est entre vos mains. À vous de le propager afin d’en faire l’étalon de votre vérité.
A compter d’aujourd’hui, votre seule et unique priorité sera donc d’accroître votre facteur H, by any means necessary. D’abord parce que, par les temps qui courent, avec un facteur H bas, vous pourriez très vite vous retrouver à enseigner plus que de raison. Ensuite parce que le facteur H est en train de devenir l’indice objectif de votre valeur sur le marché universitaire. Dans un avenir pas si lointain, c’est peut-être aussi sur cette base que vous négocierez votre salaire avec votre administration.
Dorénavant, vous vous tiendrez donc informé en temps réel de l’évolution comparée de votre facteur H et de celui de vos collègues et néanmoins amis - et vous réagirez en conséquence. Par manque de vigilance, vous risqueriez un beau matin de vous retrouver avec un emploi du temps saturé de TD de L1 alors que vos confrères enchaîneront cocktail sur cocktail dans des colloques internationaux. Inversement, si un collègue moins bien coté vous cherche des noises, rappelez-lui publiquement son facteur H. Cela lui rabattra son caquet.
La plupart des index et classements bibliométriques existants ont été critiqués pour leur manque de scientificité. Mais cela ne doit pas vous empêcher d’y faire référence. Tout ce qui compte ici, un peu comme pour les prophéties auto-réalisatrices et les phénomènes d’emballements boursiers, ce n’est pas que la croyance soit vraie, mais qu’elle produise de la réalité. Oubliez la vérité. Cessez de vouloir changer la réalité.

Règle 2 : grimpez dans le classement ATP des chercheurs
Vous devez désormais vous penser comme un tennisman. Chaque communication, chaque article est un match, chaque paragraphe est un set. Votre objectif : battre vos concurrents et grimper dans le classement ATP de votre discipline. Le ranking, la logique du classement est partout. Apprenez que la recherche est un sport de compétition. Pour mieux vous habituer mentalement à ce nouvel univers, méditez sur le classement mondial des chercheurs en legal studies, sur le ranking des chercheurs afro-américains en SHS ou sur le classement mondial des chercheurs en philosophie du droit, que vous trouverez facilement sur internet.
Soyez ambitieux, visez le top five. Évidemment, à chacun de vos succès, rendez publique votre nouveau statut de chercheur "de classe mondiale", intégrez votre ranking à votre CV, faites figurer votre photo et votre rang de classement sur la page web de votre département comme le font déjà la majorité de vos collègues américains. Vous allez faire des jaloux.
Souvenez-vous aussi que les rankings individuels s’agrègent pour former le ranking de votre département ou de votre équipe de recherche. Débusquez alors parmi vos collègues ceux qui font dangereusement baisser le ranking de votre petite PME. C’est essentiel car, vous l’avez bien compris, vos financements vont dépendre du rang de vos différents programmes dans le grand palmarès des Universités, des départements, des formations et des diplômes.

Règle 3 : investissez dans des activités académiquement rentables
Dans votre vie quotidienne, cette nouvelle finalité implique que vous rationalisiez encore davantage votre gestion du temps, dans l’objectif de maximiser vos activités académiquement rentables. Souvenez-vous de la loi de Pareto : 80% de la valeur de ce que vous faites provient seulement de 20% de votre activité. Cela fait une sacrée marge. Pour optimiser ce ratio, coupez dans vos activités professionnelles improductives. Dégraissez votre propre mammouth.
Ne commettez surtout pas l’erreur de vous investir dans les tâches d’enseignement, cela ne vous rapporterait rien. Pire, en réduisant par là votre temps de publication disponible, vous mettriez votre évaluation en péril. Cela veut dire que la préparation de vos cours ne figure en aucun cas parmi vos priorités. De vieux polycops et des effets de manches feront l’affaire - ceci agrémenté d’une bonne dose de démagogie, au cas où vos étudiants seraient appelés à vous évaluer.
Ne vous laissez pas non plus cannibaliser par ces autres activités improductives que sont les tâches administratives et le travail de gestion pédagogique.
Avec cette méthode, ainsi qu’avec d’autres techniques de maximisation des performances que vous trouverez détaillées par exemple sur le site http://www.academicproductivity.com/. Vous arriverez sans peine à dégager de longues plages de temps académiquement productif.
Mais ne vous y méprenez pas, cela ne signifie pas non plus que vous deviez vraiment faire de la recherche. Là aussi, les choses ont changé.

Règle 4 : ne faites pas de la recherche, écrivez des papiers
Vous devez laisser tomber cette autre illusion. Dans l’univers académique 2.0, vous l’avez compris, votre but number one est de publier. Mais pas de faire de la recherche. La nuance est de taille et il est essentiel pour vous de bien la saisir, faute de quoi vous risquez fort de rester sur le carreau.
Comme le montre bien Luis Von Ahn, la conjonction de l’explosion mondiale du nombre de chercheurs et de l’impératif productiviste du "publish or perish" produit de fait une "masse proprement délirante d’articles écrits chaque année, dont l’écrasante majorité n’apporte pas grand-chose (voire rien du tout) à notre savoir collectif. Ce n’est, en fin de compte, rien d’autre que du spam." [1]
En ce qui vous concerne, peu vous importent les effets que ces pratiques peuvent avoir à une échelle "macro" sur l’état de la recherche ou sur le sens même de l’activité de chercheur. Surproduction, redondance infinie et saturation universelle d’articles totalement dispensables sont autant d’effets de masse qui n’entrent pas en ligne de compte dans les eaux froides de vos calculs égoïstes. Votre seule et unique préoccupation est de tirer votre épingle du jeu. Pour cela, vous devez apprendre les ficelles de votre nouveau métier et devenir un redoutable spammeur académique.

Règle 5 : n’écrivez pas de livres, tronçonnez
Pour vos publications, oubliez les monographies - dans notre nouveau régime de production du savoir, ça vaut peanuts. Si vous êtes chercheur en sciences humaines et sociales surtout, renoncez à écrire des livres. À quoi bon, puisqu’ils ne seront pas directement recensés par les bases de données bibliométriques ? C’est bien simple : aujourd’hui, leur monnaie n’a plus cours. Non seulement écrire des livres est largement inutile, mais, pire, cela fait dangereusement baisser votre productivité académique. Un ouvrage, c’est au minimum 300 pages – réfléchissez : cela fait l’équivalent de combien d’articles potentiels ainsi sacrifiés en pure perte ? Quel sens y aurait-il à s’enfermer dans un travail d’aussi longue haleine pour de si maigres résultats ?
Faites le deuil de vos émois de jeunesse, de votre admiration adolescente pour les grands livres. Nous ne sommes plus au temps des Barthes, Deleuze, Foucault ou Derrida. Aujourd’hui, de toute façon, toutes choses égales par ailleurs, ils ne pèseraient rien, leur poids bibliométrique ayant été en leur temps, comparé au vôtre aujourd’hui, proche du degré zéro : pensez, jusqu’à un âge avancé, pas un seul article publié dans des revues répertoriées par ISI web of science™. Des nains académiques, des nabots du H-index.

Règle 6 : identifiez le "facteur d’impact" de vos publications potentielles
Il ne suffit pas d’écrire, encore faut-il être publié, et bien publié. Votre but est de décrocher le plus de publications possibles dans des revues internationales à fort impact bibliométrique. C’est le sésame de toute votre carrière. Pour cela, il faut commencer par ne pas vous tromper d’adresse.
N’allez surtout pas envoyer inconsidérément un article à une revue au prétexte stupide que vous l’estimez intellectuellement. Ce genre de considération n’a plus aucune espèce de pertinence. La première chose que vous avez à faire est d’identifier les revues les mieux cotées sur le marché académique de votre discipline. Pour cela, consultez les classements de revues. Pas la liste de l’AERES, classée en A, B, B’, C, émouvante par son amateurisme franchouillard, mais des listes dûment certifiées par les experts en "impact factor" de chez ISI Thomson Reuters™. Cette firme publie un ranking annuel "scientifiquement" établi des revues en fonction du nombre de citations desdites revues dans d’autres revues (c’est évidemment un serpent qui se mord la queue, mais, vous l’avez compris, on en est plus à ça près). Avant même d’ouvrir votre traitement de texte, consultez donc la dernière édition du "Journal Citation Report®" et repérez dans votre discipline quelles sont les revues à plus haut facteur d’impact. Ce sont vos cibles principales. C’est par elles que vous commencerez votre campagne de soumission d’article.
Cette étape est capitale car le profit citationnel que vous retirerez de votre article dépendra très largement de la visibilité de la revue dans laquelle vous le publiez.

Règle 7 : pensez servile, vendez-vous
Dès que vous cliquez sur la touche ENTER de votre ordinateur pour envoyer votre article en document attaché par email au comité de lecture, vous entrez dans un autre jeu, le "publication game", avec ses codes et ses étapes bien spécifiques.
Avec un peu de chance, environ un an après votre première soumission, un email de la rédaction vous parvient, vous demandant de resoumettre votre papier en intégrant les demandes des referees. Ayez bien conscience qu’il s’agit là d’une offre que vous ne pouvez pas refuser, même et surtout si les remarques ne sont pas seulement marginales mais exigent une modification substantielle de vos thèses.
À ce stade, votre seule chance de publication est de vous soumettre servilement à toutes les demandes de tous les referees (vous n’êtes pas en effet sans savoir que chacun d’entre eux dispose d’un droit de veto sur votre texte). Ignorez les remarques vexantes de referees drapés dans leur anonymat, vous vous vengerez sur d’autres plus tard, lorsque vous serez à votre tour membre du board. Pour l’heure, mettez votre fierté et vos convictions au placard et, au besoin, changez complètement votre thèse, votre plan et vos conclusions. Vous n’avez pas de scrupules à avoir. Faute de suivre cette voie, vous risqueriez de devenir un "non publiant". Votre pire cauchemar.
Souvent donc, entre vos idées et votre réussite académique, il vous faudra choisir. De façon plus générale, cela va sans dire, fuyez les sujets authentiquement polémiques et les prises de position tranchées. Évitez aussi les sujets trop novateurs ou trop atypiques : ils sont risqués. Ne critiquez jamais un auteur ayant du pouvoir institutionnel dans votre champ. Réservez vos critiques aux outsiders.
Dans votre phase de rédaction, votre but n’est pas la créativité, mais la conformité aux attentes des referees. Renseignez-vous sur leurs centres d’intérêt et sur leur positionnement intellectuel. Dans votre tête, devancez toutes leurs critiques potentielles, pliez-vous à toutes leurs exigences avant même qu’elles aient été exprimées. Faites allégeance. Citez impérativement les membres du comité de lecture dans votre article, en soulignant toute l’importance de leurs travaux décisifs. Citez aussi le plus possible d’articles publiés dans la revue en question : l’éditeur sera sensible à vos efforts visant à gonfler l’impact citationnel de sa revue, son JIF (Journal Impact factor). Vous devez apprendre à vous vendre.
Si vous ne suivez pas ces règles élémentaires, vous vous trouverez devant une alternative moralement coûteuse et éminemment chronophage : accepter des révisions substantielles ou voir votre article refusé. Dans ce second cas de figure, vous aurez perdu un temps très précieux. Devenez donc votre propre évaluateur et scalpez en amont tout ce qui dépasse.
Une fois publié, vous n’êtes cependant qu’à la moitié du chemin. En effet, en l’état, votre article ne vaut encore rien ou pas grand-chose sur le marché de l’évaluation. Comme nous l’avons vu, dans le grand casino de l’évaluation bibliométrique, ce n’est pas le nombre d’articles publiés qui compte per se, mais le nombre de fois que chacun de vos articles aura été cité.

Règle 8 : renforcez votre capital citationnel
Dans votre malheur, vous avez de la chance : en effet, les évaluations bibliométriques fondées sur le nombre de citations ne mesurent pas la qualité de votre recherche. Encore une fois, laissez tomber cette vieille lune. En réalité, la seule chose qui compte est votre visibilité citationnelle, le buzz que vous réussissez à produire. Dans cette nouvelle économie, le seul objectif est de faire parler de vous, et ce, à la limite, indépendamment du contenu de ce que vous faites.
Les index de citation ne disposent en effet d’aucun instrument capable d’apprécier le sens d’une citation : qu’elle soit laudative, purement tactique, fortement polémique ou franchement disqualifiante, elle a toujours, en fin de compte, la même valeur. L’analyse citationnelle est une taupe, quasi aveugle, ne répondant qu’à un seul stimulus : le nombre d’occurrences d’un nom et d’un titre.
Pour augmenter votre capital citationnel, vous disposez d’une série de techniques simples, la plupart répertoriées par le chercheur suisse Fridemann Mattern [2] :
• Pratiquez l’autocitation, mais avec modération, car le "citation index" repère les pratiques d’autocitation outrancières.
• Plus payant : citez vos collègues et amis. Ils vous le rendront au centuple. Pensez vos citations comme autant de "pokes" sur facebook.
• N’oubliez pas que vos doctorants sont votre clientèle captive : veillez à ce qu’ils vous citent plusieurs fois dans chacun de leurs articles. Pensez-les comme une écurie, une machine travaillant à étoffer votre poids citationnel.
• Usez et abusez de la pratique de la signature collective. Appropriez-vous les travaux de vos doctorants en mettant systématiquement votre nom sur leurs articles.
• Étendez ce procédé : si vous dirigez une équipe de recherche, pratiquez le "gift authorship" en offrant à des membres choisis de votre labo la possibilité de cosigner gratuitement un article auquel ils n’ont pas contribué. Votre générosité sera, là encore, amplement récompensée.
• Jouez la quantité plutôt que la qualité : écrivez le plus d’articles possibles.
• Ne vous reposez jamais sur vos lauriers : votre évaluation bibliométrique est mise à jour en permanence, votre place n’est jamais acquise.
• Trouvez des titres accrocheurs : cela plaira et vos articles seront davantage cités.
• Écrivez des articles de synthèse plutôt que des résultats de recherches innovantes. Les statistiques montrent qu’en contexte d’inflation bibliographique, les articles de "survey" sur la littérature existante sont davantage cités que les productions originales.
• Devenez un "troller" académique. Le "troll", vous le savez, est ce procédé bien connu sur les listes de discussion consistant à provoquer les autres membres de la communauté afin de susciter une avalanche de réactions. Cette tactique, très payante lorsqu’elle est bien maîtrisée, est un art. Prenez habilement le contre-pied d’une thèse en vogue, et le tour est joué : le tombereau de réponses qui s’ensuivra vous apportera plus que votre lot suffisant de citations. Devenez donc un troller et multipliez les paradoxes rhétoriques: vous allez faire un malheur.
De façon plus générale, débarrassez-vous de cette idée farfelue que la recherche académique puisse être destinée à éclairer vos concitoyens ou à intervenir de manière critique dans le débat public. Seule vous importe votre fréquence de citation par des chercheurs internationaux de votre micro-sous-champ-sous-disciplinaire. L’extérieur n’existe pas, seule compte votre place dans l’espace académique. Ignorez le monde et enfermez-vous dans votre tour d’ivoire électronique.

Au final, plutôt que de refuser le nouvel ordre des choses en niant l’évidence de votre médiocrité académique – si justement rappelée par notre Président de la République [3] - vous devriez plutôt vous activer un peu et vous préoccuper sérieusement d’augmenter votre facteur H. Vous n’avez plus d’excuses car vous ne pourrez plus dire que vous ne connaissiez pas les règles de notre nouveau jeu.
_________________
[1] http://vonahn.blogspot.com/2009/02/academic-publications-20.html
[2]
www.informatics-europe.org/ECSS08/papers/mattern.pdf
[3]
http://www.elysee.fr/documents/index.php?mode=cview&cat_id=7&press_id=2259&lang=fr

Ce billet est une version remanié et abrégée d'un article rédigé par G. Chamayou dans la revue Contretemps : http://contretemps.eu/interventions/petits-conseils-enseignants-chercheurs-qui-voudront-reussir-leur-evaluation

jeudi 20 août 2009

Sacré Rogers !

Un patient à un thérapeute Rogérien : "Je suis vraiment déprimé..."
Le thérapeute : "Je vois. Oui. Vous êtes déprimé"
Le patient : "Tout va de travers"
Le thérapeute : "Tout va de travers"
Le patient : "Je sens que je pourrais me tuer"
Le thérapeute : "Vous pensez à vous tuer"
Le patient : "Oui, et je vais même le faire tout de suite"
Le thérapeute : "Vous voulez le faire tout de suite"
Le patient : [Saute par la fenêtre]
Le thérapeute : "Waouh. Splash."

mercredi 19 août 2009

Une société oxymorale ?

L’oxymore est une figure de style qui allie deux mots de sens contraires pour frapper le lecteur ou l’auditeur d’une sorte de dissonance expressive. Très utilisé en littérature, l’oxymore permet d’exprimer ce qui est inconcevable et de créer ainsi une nouvelle réalité poétique qui suscite un effet de surprise, en ajoutant de la force à la vérité décrite (« un affreux soleil noir d’où rayonne la nuit », « un silence assourdissant », « une flamme glacée », « une sublime horreur »...)
Mais de plus en plus, l’emploi de ce procédé n’obéit pas qu’à des intentions littéraires. Les sphères médiatiques et politiques usent et abusent d’expressions visant à concilier l’inconciliable. La plupart du temps, il s’agit d’adosser un adjectif prophylactique à un substantif suspect. La règle est donc d’observer quel terme récupère l’autre. Nous connaissons tous les fameuses « guerres propres » et ses encore plus fameuses « frappes chirurgicales », de même que la « discrimination positive » et l’hilarante « croissance négative ».
D’autres expressions, recadrées dans le système actuel des échanges économiques mondiaux, prennent aussi valeur d’oxymores. C’est le cas par exemple du « commerce équitable » (alors qu’à l’ère de la marchandisation globalisée, le commerce ne peut être florissant qu’en étant inéquitable), de la « consommation solidaire » (qui renvoie à l’idée illusoire que l’on peut supprimer l’injustice inhérente à un système sans changer celui-ci), ou encore du « développement durable ». Rappelons à ce propos la définition la plus modérée du développement durable : « permettre de répondre aux besoins des générations présentes sans pour autant mettre en péril la capacité des générations futures à répondre à leurs propres besoins ». Cette définition repose entièrement sur la notion de « besoins ». Or, nos sociétés de consommation sont des sociétés dans lesquels la création de « besoins », le « besoin de besoins », est à la racine même de cet équilibre fort instable qu’on nomme leur dynamisme. Il n’y a donc pas de développement « maîtrisable » dans ce type d’organisation économique et sociale. Il ne peut, à la limite, y avoir qu’un après-développement ne pouvant s’envisager qu’à la suite d’une rupture radicale avec la pensée de marché et le libéralisme économique. L’expression de développement durable ressemble ainsi à un oxymore masquant les véritables problèmes de l’avenir planétaire en ayant l’air de les résoudre par l’artifice des mots. C’est d’ailleurs pour cela qu’elle est tant appréciée par les marchands du temple eux-mêmes.
Toutefois, ne commettons pas comme certains l’erreur de croire que cette profusion d’oxymores émerge d’une volonté politique délibérée. Elle ne fait que rencontrer, refléter et mettre en musique des modes de fonctionnement généraux de nos sociétés modernes. Ainsi tout un chacun pourra constater que :
- plus l’individu est promu comme valeur centrale plus la vie humaine est réglée par des processus sans sujets (la loi du marché, la bourse) ;
- plus est exaltée la liberté individuelle, plus sont mis en place des moyens de contrôle panoptiques entravant la vie privée ;
- plus sont magnifiées la prise de risque et l’initiative, plus on court après le risque zéro ;
- plus est prônée la libre circulation des marchandises et des capitaux, plus il existe de barrières au libre déplacement des êtres humains originaires des pays pauvres ;
- plus on développe une sensiblerie anthropomorphique à l’égard des animaux, plus on fait reposer toute l’économie alimentaire sur l’élevage industriel...
Je vous laisse trouver d’autres exemples.
A cela s’ajoute des incohérences notoires entre certains principes idéologiques et l’expérience concrète de la réalité quotidienne : la foi dans l’automobile a débouché sur la saturation des voies et des villes, le mythe de la communication s’est accompagné d’une expansion des solitudes, la recherche de tous les contacts a dégénéré en hantise de la contamination, le culte de la compétitivité a entraîné la récession, le modèle du « battant » a sombré dans la marée des chômeurs, le chant de la croissance et de la consommation a aboutit à la rigueur et à la frustration...
Et que penser de ces constats : allongement de la vie/tassement de l’envie ; parents gâtés/enfants gâteux ; disparition des paysans/apparition des écolos ; débit rapide/parole creuse ; polyglotte/dyslexique ; charité du capitalisme/capitalisme de la charité...

Tous ces brouillages risquent toutefois de nous conduire à devoir pratiquer en permanence la double pensée, à s’efforcer de croire en tout et en son contraire. Aux fractures sociales s’ajoute alors une fracture mentale, une désorientation intellectuelle, conduisant à une absence de pensée véritable et/ou à une forme aigue de schizophrénie collective.

lundi 17 août 2009

Question circulaire

Dans cette courte séquence vidéo, qui est le plus influencé : la foule ? l'enfant ? l'adulte qui l'exhorte ? nous, spectateurs ?

dimanche 16 août 2009

Une goutte...

"Une seule goutte de Bach vaut une citerne de musique" disait Mstislav Rostropovitch.
En voici donc juste une goutte...


J.S. Bach, Le clavier bien tempéré, Prélude n°2. Interprète : Glenn Gould.

samedi 15 août 2009

Pirates et révoltes

Pour qui s’intéresse aux sciences sociales, le pirate (le « véritable » et non bien entendu celui que nous a imposé l’industrie hollywoodienne) à ceci de fascinant qu’il échappe à toutes les lois de la psychologie, de la sociologie et de la politique. Certes, il incarne une forme de révolte. Mais les motifs de sa révolte s’éparpillent et composent une nébuleuse dans laquelle il semble impossible de déceler une organisation. Sa caractéristique première est qu’il s’agit d’un homme mécontent. L’espace que lui alloue la société ou les dieux lui paraît étroit, nauséabond, inconfortable. Il s’en accommode quelque temps puis il dit « pouce » et refuse de jouer le jeu. Il capture alors un navire et, bon vent, il appareille. Mais beaucoup d’hommes sont mécontents. Et tous ne prennent pas la mer. La plupart restent encasernés dans leurs fermes, leur taudis ou leur résidence secondaire. C’est l’espèce à laquelle appartiennent la plupart d’entre nous. Elle est morne, fade, envieuse et l’imagination n’est pas son fort. La générosité non plus. Poujade en est une illustration excellente ainsi que les conversations de comptoirs et les commentaires bavards de l’actualité. C’est une révolte molle, qui somnole. Elle râle, mais jouit des bienfaits de son temps. A l’autre frontière du mécontentement, des figures plus vertueuses se profilent. La colère qui les agite est si violente, la blessure dont ils saignent si meurtrière qu’elles ne se contentent pas de pleurnicher. Elles remplacent une société inconvenante par une autre voulue comme plus équitable. Entre ces deux frontières, entre le grognement de Poujade et la révolution de Lénine, s’étend un vaste espace de révoltes. C’est dans ce territoire que manoeuvre le pirate ainsi que d’autres révoltés, de Savonarole au Marquis de Sade, de Spartacus à Fourier. Mais ne les mélangeons pas tous. La révolte que portent en eux ces personnages éclaire presque toujours un moment de l’histoire et lui est même entièrement soumise. Elle apparaît dans une société donnée, dans un certain quartier de temps et d’espace. Bien sûr, son exigence dépasse les bornes de l’époque où elle opère car c’est souvent la condition de l’homme qui fait son souci. Il n’empêche, elle baigne dans un certain paysage, celui de son siècle et de sa terre. Et c’est à ce paysage qu’elle emprunte ses couleurs et son accent, même si son propos est de le détruire ou de l’effacer. En ce sens, la révolte peut être entendue comme une lecture de l’histoire.
Le pirate est moins explicite : il peut faire mine de détester son temps, de vomir l’autorité de son roi ou de son employeur, de s’en prendre au moment de l’histoire qui le contient, tout cela n’est que ruse : ses ennemis véritables sont ailleurs. En témoigne sa fascinante faculté à picorer dans les différentes variétés de la révolte : tour à tour et selon ses besoins, il sera nihiliste ou anarchiste, agnostique ou luciférien, ange ou bête, cela n’a pas grande importance. Il enfile telle ou telle de ces catégories comme un bernard-l’hermite se glisse dans un coquillage. A son abri, c’est un autre combat qu’il mène.
Considérons cet homme qui se dispute avec son épouse. Une occurrence banale qui se règle la plupart du temps par des cris ou par des rancunes étouffées. Mais lorsque sa femme lui fait des misères, Francis Verney, grande figure du temps d’Elizabeth 1ère, prend la mer, massacre tous les Anglais qu’il arraisonne et se fait Turc à Alger.
Sous Louis XIV, De Grammont tue en duel l’amant de sa femme. Il court ensuite au port, saisit un navire et va saccager le port Mexicain de Vera Cruz.
Monbars, du même temps et de même noblesse, a lu au collège que les Espagnols étaient très méchants avec les Indiens. Comme c’est un sensible, il s’embarque pour les Antilles, se baptise « l’Exterminateur » et fait un carnage d’Espagnols.
Williams garde des moutons du XVIIe siècle dans le pays de Galles. Cette activité est douce. Il en conclut pourtant qu’il faut aller à Madagascar piller, voler et massacrer.

On voit que le pirate n’est pas regardant pour les motifs. Il n’aime pas peser le pour ni le contre. D’autres arrivent à la rupture après bien des débats, des hésitations et des repentirs. Leur révolte est une réplique au défi que leur lance la société. Ils ne contentent pas de secouer l’échiquier, ils se jurent d’en changer les règles. Le pirate apparaît plus radical et sa révolte plus désespérée. Elle est celle d’un coeur désolé qui n’attend rien. Il se saisit de l’échiquier, le brise en mille morceaux, mais l’idée ne l’effleure pas d’en refaire un autre. Sa cervelle n’est qu’un baril de poudre, la moindre étincelle la fera sauter. Cette étincelle n’est donc pas très significative : qu’ils s’agisse de l’aigreur d’une dame, de l’injustice d’un patron ou de la malfaisance d’un Etat, elle ne nous dit rien de la société de son temps. Si la femme de Verney n’avait pas été si vilaine, gageons qu’il eut trouvé un autre prétexte ailleurs, dans son entourage, son travail ou sa mélancolie. De sorte que cette révolte, au contraire de certaines, nous parle davantage du pirate que de la société qui l’engendre. Ce n’est pas un choix que le pirate accomplit, il plie sous une force. Sa colère est l’effet d’une fatalité, pas d’une décision intime et éclairée. De là suit que chez le pirate, la liberté et le destin jouent un formidable jeu de colin-maillard : car s’il est exact que sa colère répond à une nécessité, où celle-ci le conduit-elle ? Vers le port. Parce que le port ouvre vers la mer, qui est la liberté dans laquelle le voici bientôt enfermé. Si bien qu’on aboutit à ce constat étrange : le destin du pirate est de se saisir d’une liberté qui se tourne en fatalité.
Bien qu’ils adoptent des formes de révoltes moins turbulentes, je connais autour de moi encore quelques pirates pris, comme leurs prédécesseurs, dans la fatalité d’une liberté qui s’imposait à eux.

D’après G. Lapouge, Les Pirates. Forbans, flibustiers, boucaniers et autre gueux de la mer, 1987.

vendredi 14 août 2009

Discussion impromptue sur l'ordre universel du monde

Dans le roman d'Umberto Eco, Le nom de la rose, l'ex-inquisiteur Guillaume de Baskerville et son secrétaire Adso enquêtent sur une série de meurtres survenus dans une abbaye bénédictine du début du XIVe siècle. Mais ils se livrent en même temps à une passionnante enquête épistémologique sur les rapports entre le langage et le réel, les signes et le sens, les mots et les choses.
Michel de Pracontal, dans son ouvrage L'imposture scientifique en dix leçons, propose un pastiche de l'une des conversations tenue par Guillaume et Adso à propos de la raison des choses. Drôle et pénétrant.
"Vois-tu, Adso, la science traite de propositions sur les choses, et non des choses elles-mêmes. La théorie scientifique est une carte qui nous permet de nous orienter. Nous lisons la carte, et croyons lire ainsi l'ordre du monde. Mais la carte n'est pas le terrain, elle n'est qu'une construction de notre esprit. Rien ne nous garantit que la carte soit exacte. Nous pouvons seulement vérifier par des expériences qu'elle nous fournit une description pertinente.
- Mais alors, Maître, comment expliquer l'universalité des lois physiques ? Comment se fait-il que les lois de la gravitation s'appliquent aussi bien sur notre Terre sur sur Mars ou sur les astres plus lointains ?
- Tout le mystère est là, cher ami. Le scientifique "doit croire" que ses propositions fonctionnent comme des lois universelles, alors même qu'il n'existe aucune garantie de cette universalité.
- Mais, si nous devons croire que nos propositions sont universelles, ne devons-nous pas croire aussi que Dieu les a voulues telles, afin que le monde s'accorde à notre pensée ?
- C'est ce que pensait Descartes. Mais cette solution ne me satisfait pas. Elle impose une contrainte à l'infinie liberté de Dieu. Contrairement à une célèbre boutade d'Albert Einstein, je ne vois pas en vertu de quoi nous interdirions à Dieu de jouer aux dés. La solution cartésienne n'est qu'une manière de fuir le vertigineux abîme que l'ordre de la nature ouvre à notre entendement. De quelque manière qu'on envisage les choses, il reste infiniment mystérieux que la nature se plie à des lois et à des théories.
- Voulez-vous donc dire, Maître, que la raison n'a pas réponse à tout ?
- Elémentaire, mon cher Adso. Seule la foi répond à tout, mais en évitant les questions. En revanche, si tu veux suivre les voies de la raison, il te faudra accepter les points d'interrogation. Siutation inconfortable mais non invivable.
- C'est une voie bien difficile que la vôtre, Maître. Si je vous suis bien, elle ne nous autorise même pas à croire que l'univers à un sens, car un tel énoncé est lui-même dépourvu de sens ?
- Tu me suis pas à pas.
- Mais alors, comment savoir si la vie vaut d'être vécue ?
- Mon cher Adso, je te répondrai par ces simples mots d'Omar Khayyâm, un poète persan qui vivait au XIe siècle de notre ère : "Personne ne peut comprendre ce qui est mystérieux. Personne n'est capable de voir ce qui se cache sous les apparences. Toutes nos demeures sont provisoires, sauf notre dernière. Bois du vin ! Trève de discours superflu !"
- Mais Maître, le vin me donne mal à la tête...
- Alors contente-toi de cette excellente réponse, mise par Shakespeare dans la bouche de Polonius : "Rechercher pourquoi le jour est jour, la nuit est nuit et le temps est temps serait gaspiller le jour, la nuit et le temps."

Grace

A de rares occasions, le rock peut atteindre des sommets de grace et d'élégance. C'est, de mon point de vue, le cas ici.








J. Buckley, Lover, you should have come over. Album Grace, 1994.

jeudi 13 août 2009

Antonio Saura, peintre de la multitude

Le peintre espagnol Antonio Saura n'a cessé de peindre, tout au long de son oeuvre, les multitudes humaines. Dans son notebook de 1982 sont consignées quelques fulgurences de mots consacrées aux foules. En voici des bribes : "clameur des masses humaines", "lente progression, inflexible et somnambulique de regards déjà éteints", "défilé bruyant de larves noyées dans des clartés et des transparences d'arc-en-ciel", "myriades de regards se formant au hasard au milieu de l'embrouillamini".

Antonio Saura - Huesca, 1930


Deux points méritent d'être soulignés : 1) Les foules de Saura sont toujours composées de têtes dépourvues de corps, 2) Les faces grimaçantes ne sont pas dispersées mais agrégées ou accolées, comme si elles provenaient d'un immense corps politique dont on ne pourrait fixer les limites ni cerner les contours.
Qu'est-ce qui émane de cette foule de gueules, de cette multitude de regards sidérants, de ce nombre indéterminés d'âmes mortes ou vivantes ? Le sentiment de trouble propre aux individus du grand nombre, une perplexité face à l'étendue de notre corps démographique.

Contradictions

Voilà bien longtemps que nous ne sommes plus frappés par la carence des raisonnements ni par l'énormité des propos tenus. La contradiction ne nous éclate plus à la figure. Il est certain que nous avons changé notre façon de parler et que nous ne sommes plus émoustillés par les joutes oratoires. Cela nous semble égal que la logique chancelle. N'arrive-t-il pas souvent qu'un journaliste présentant un reportage à la télévision indique un contenu qui sera aussitôt démenti dans le sujet effectivement traité la minute d'après ? Ce type d'incident n'offusque pas l'intelligence des journalistes, qui y voient un simple détail de coordination. Il ne dérange pas outre mesure le public universel, occupé à exercer sa faculté de zapper et d'oublier. On pourrait certes invoquer l'école où l'on enseigne les rudiments de l'argumentation. Mais il y a belle lurette que nous avons mis au rencart la pensée spéculative. Par contre, nous sommes friands de problèmes de terrain. Nous ne jurons plus que par l'efficience technique et la compétence professionnelle, quitte à nous laisser attendrir par des belles apparences. Et puis, de toute façon, nous avons décidé de ne pas nous prendre la tête. Soit par sujectivisme : "j'ai toujours raison". Soit par démocratisme : "je me conforme à l'opinion de tous".

lundi 3 août 2009

Consommateurs

Il y a des siècles que nous mangeons une, deux, trois fois par jour. C'est là une nécessité. On aurait pu nous appeler "les mangeurs", mais on ne l'a pas fait, car tel n'était pas le but de l'existence sociale des formes de société qui nous ont précédées. Mais voici que depuis quelques décennies, en revanche, on a pris l'habitude de nous nommer "consommateurs". Cela est assez étrange. Pourquoi pas "mangeurs" ? C'est que nous sommes, nous dit-on, dans une "société de consommation".
Réfléchissons à cette expression et à sa récurrence. Elle n'est pas simplement descriptive (une société où l'on consomme). Elle est aussi prescriptive. Elle nous inscrit dans un ordre socio-économique dont la loi est d'absorber une production sans cesse croissante, et dont la finalité ultime n'est pas de consommer mais plutôt de surconsommer, qu'on le veuille ou non. Que la simple description soit déjà une prise de position idéologique, c'est ce que refusent de voir les tenants du néo-libéralisme qui peuvent expliquer, sans sourciller, que "la société de consommation est une façon de vivre ensemble". En affirmant que les individus ont tout naturellement choisi de fonder leur mode de vivre ensemble sur leur "être consommateur", on passe sous silence des décennies de propagande qui les ont modelés à cela.
Ainsi, chaque fois que l'on appelle un citoyen "consommateur", fût-ce dans les études les plus "objectives" (comme les sondages, cf. un billet précédent), on ne se contente pas de photographier sa réalité sous l'angle de la consommation : on lui rappelle que c'est là sa destination, son essence d'acteur social, sa vocation, son être intime. La simple dénomination, nous enferme donc dans une certaine idéologie qui nous amène à nous considérer et à nous vivre que comme des consommateurs de la vie, sous toutes ses formes, des plus concrètes aux plus symboliques ; qui nous conduit, en bref, à nous faire totalement accepter une destination sociale à laquelle nous ne pouvons prétendument pas échapper.
Cette consommation de la vie, qui est notre destinée sociale, n'épargne évidemment ni nos prochains, devenus les instruments de notre boulimie, ni même notre propre personne, invitée à se déguster elle-même dans ses images, en une sorte d'autophagie narcissique.
D'après François Brune, De l'idéologie aujourd'hui, Editions Parangon, 2005.

dimanche 2 août 2009

Les jeunes

Je sens que je ne vais pas me faire que des amis parmi la masse obscure de mes chers étudiants, mais je trouve ce texte d'un mordant devenu rare parmi nos bouffons médiatiques contemporains.

"- Pardon, monsieur, vous n'avez rien contre les jeunes ?
- Si. J'ai. Et ce n'est pas nouveau. Je n'ai jamais aimé les jeunes. Quand j'étais petit, à la maternelle, les jeunes, c'étaient des vieux poilus, avec des voix graves et de grandes mains sales sans courage pour nous casser la gueule à la récré. Aujourd'hui, à l'âge mûr, les jeunes me sont encore plus odieux [...]
Leur servilité sans faille aux consternantes musiques mort-nées que leur imposent les marchands de CD n'a d'égale que la soumission béate au port des plus grotesques uniformes auquel les soumettent les maquignons de la fripe. Il faut remonter à l'Allemagne des années 30 pour retrouver chez des boutonneux un tel engouement pour la veste à brandebourg et le rythme des grosses caisses.
Et comment ne pas claquer ces têtes à claques devant l'irréelle sérénité de la nullité intello-culturelle qui les nimbe ? Et s'ils n'étaient que nuls, incultes et creux, par la grâce d'un quart de siècle de crétinisme marxiste scolaire, renforcé par autant de diarrhéique démission parentale, passe encore. Mais le pire est qu'ils sont fiers de leur obscurantisme, ces minables. Ils sont fiers d'être cons.
"Jean Jaurès ? C'est une rue, quoi", me disait récemment l'étron bachelier d'une voisine, laquelle et son mari, par parenthèse, acceptent de coucher par terre chez eux les soirs où leur crétin souhaite trombiner sa copine de caleçon dans le lit conjugal.
J'entends déjà les commentaires de l'adolescentophilie de bonne mise : "Tu dis ça parce que tu es en colère. En réalité, ta propre jeunesse est morte, et tu jalouses la leur, qui vit, qui vibre et qui a les abdominaux plats, la peau lisse et même élastique." Je m'insurge. J'affirme que je haïssais la jeunesse quand j'étais jeune moi-même. J'ai plus vomi la période yéyé analphabète de mes vingt ans que je ne conchie vos années lamentables de rock abâtardi.
La jeunesse, toutes les jeunesses, sont le temps kafkaïen où la larve humiliée, couchée sur le dos, n'a pas plus de raison de ramener sa fraise que de chances de se remettre toute seule sur ses pattes. L'humanité est un cafard. La jeunesse est son ver blanc. Autant que la vôtre, je renie la mienne, depuis que je l'ai vue s'échouer dans la bouffonerie soixante-huitarde où de crapoteux universitaires grisonnants, au péril de leur prostate, grimpaient sur des estrades à théâtreux pour singer les pitreries maoïstes de leurs élèves, dont les plus impétueux sont maintenant chefs de choucroute à Carrefour.
Mais vous, jeunes frais du jour, qui ne rêvez plus que de fric, de carrière et de retraite anticipée, reconnaissez au moins à ces pisseux d'hier le mérite d'avoir eu la générosité de croire en des lendemains cheguevaresques sur d'irrésistibles chevaux sauvages."

Pierre Desproges. Chroniques de la haine ordinaire.

Pause café

Allez, juste un p'tit café pour se délasser...

samedi 1 août 2009

De la démocratie d'opinions...

Chacun peut constater combien les sondages d'opinion occupent aujourd'hui une place omnipotente dans les médias. Les enquêtes, souvent des plus routinières, ont pour objectif avoué de permettre au citoyen lambda de donner son avis sur n'importe quel sujet, avis que les médias s'empressent de reprendre et diffuser. L'opinion dite "publique" est de fait devenue un enjeu de légitimation de l'intervention de la puissance politique ou économique et cette pratique du sondage est la plupart du temps légitimée par la sacro-sainte "démocratie d'opinions". Quoi de plus "démocratique", en effet, qu’un fonctionnement sociétal dans lequel les partis, les syndicats, les députés, les ministres, les candidats aux élections s’inspirent, pour leurs actions et leurs programmes de ce que pensent et souhaitent les gens ?
Mais quelle est la réalité de cette notion : « ce que pensent les gens » ?
Partons de quelques idées courantes qui sont celles qui justifient la plupart du temps la pratique des sondages comme étant le parangon de la démocratie d'opinions : 1) ce que disent les gens concernant ce qu’ils pensent reflète une réalité interne à eux-mêmes, 2) cette réalité interne est relativement stable pour que puisse être envisagée une politique ; il s’agit d’une réalité à laquelle chacun peut accéder lorsqu’il s’interroge ou quand on le lui demande, et indépendante du fait qu’on s’interroge à son propos, 3) cette réalité est suffisante pour permettre à chacun d’intervenir et de déployer un point de vue sur la plupart des problèmes qui se posent au niveau politique, 4) enfin, cette réalité possède sa consistance propre et peut être exprimée de la même façon en réponse à un grand ensemble de questions et dans de très nombreux formats de réponses (qu’on me pose, pour la connaître, des questions impliquant des réponses par oui ou non, ou qu’on me demande de la déployer dans un long entretien peu dirigé).
C’est cette réalité-là qu’on implique lorsqu’on dit avec une belle fierté de démocrate libéral : "je suis libre de mes opinions". Ces "opinions", sont alors supposées être une réalité que j’ai en moi, une réalité stable et indépendante de la question qu’on me pose mais que je peux montrer si on me le demande en exprimant fidèlement ce qu’elle contient. C’est une réalité qui me permet de juger dans un univers relativement large de problèmes. L’une de mes opinions, c’est, par exemple, que la peine de mort fait peur aux voyous et aux grands pervers et qu’il faut la rétablir au moins pour les crimes les plus odieux. J’ai en moi cette idée, je la soutiens depuis longtemps, et quel que soit le type de questions que vous me poserez, je vous la livrerai telle quelle, dans sa pureté, sans la farder ou la déformer, ce que je n’accepterais d'ailleurs pas.
Admettons provisoirement que ces quatre idées soient valables. Se pose alors un problème que n’ont pas manqué de pointer les psychologues sociaux, les sociologues et les statisticiens réunis : celui de l’agrégation des opinions individuelles en une entité d’ordre supérieur qui aurait pour nom l’opinion publique. Le problème provient du fait que l’opinion est le résultat de processus qui peuvent considérablement différer selon les individus et qu’il s’avére donc inconséquent d'agréger les résultats de processus très différents, voire divergents. Les opinions, telles qu’on peut les connaître, ne sont en effet jamais générées dans une même dynamique. Un exemple. Je connais deux ou trois personnes qui ont voté "oui" au référendum de 2005, parce que ce qu'elles étaient profondément convaincues du bien fondé du projet présenté de constitution européenne. Mais j'en connais certaines qui ont aussi voté "oui", parce qu’elles ne voulaient pas "voter comme l'extrême-droite". D’autres, pourtant sensibles à l’intérêt d’une constitution européenne évoquant des droits sociaux, ont fini par voter "non" pour ne pas se désolidariser du Parti Communiste et de l’extrême gauche unis à cette occasion. L’agrégation des opinions gomme ces différences de perspectives, disloque les dynamiques et rompt les processus. De là vient la fréquente inconsistance des "sondages d'opinions", voire leur retournement aux changements de saison. Bien évidemment, un démocrate d'aujoud'hui dirait que c’est exactement ce qui se passe dans notre mode de scrutin : le suffrage universel individuel rythme en effet toute notre vie démocratique au travers des diverses élections. Or, un vote est une agrégation de la même veine que celle que l'on prétend dénoncer : il fait une réalité d’ordre supérieur (la « majorité » ; remarquons que c’est nettement moins net pour la "minorité") d’une somme de choix individuels qui peuvent procéder de préalables idéologiques très divers, sauf, à la longue, avec l’intériorisation par les votants des idées majoritaires justifiant le choix qu’ils ont fait sur des bases diverses.
Mais il y a d’autres raisons de critiquer ces quatres idées simples et courantes. L'une d'entre elles est qu'elles ne considèrent de la pensée que ses aboutissements ou ses écorces, exprimées sous la forme exclusive d'opinions. De fait, la démocratie d'opinions ramène la citoyenneté à la capacité unique d'émettre des opinions. Jamais conception de l'homme n'a été plus schématique et rarement plus manipulatrice. Mais il est vrai que les citoyens d’aujourd’hui ont été réduits par quarante ans de mass-médias à l’état, précisément, d’une masse de téléspectateurs, de consommateurs, quelquefois d'électeurs, bref, à des êtres que la chose publique ne passionne que très éventuellement, à la limite lorsqu’elle prend une allure de spectacle ou qu'elle met en cause leur pré carré. Quand le citoyen ne peut plus agir sur sa propre existence par le biais, ar exemple, de l'engagement collectif, il n'existe plus en tant que tel. Or, tout lui crie son impuissance : l'ordre économico-social dans lequel les "libertés" de l'individu sont largement illusoires ; l'ordre médiatique qui joue à refléter le public qu'il conditionne ; et l'ordre proprement politique qui ne "représente" plus le peuple depuis belle lurette...
Mais il y a plus. Une démocratie d'opinions est non seulement réductrice mais aussi terriblement inductrice car elle crée elle-même souvent le prétexte de ce qui va alimenter les soi-disant débats de société. Attirant l'attention sur une question à laquelle les gens n'auraient jamais réfléchi, gonflant l'importance d'un sujet oiseux ou proposant un choix dont les motivations restent impensées, elle fabrique plus largement les phénomènes qu'elle ne les détectent. Prenons deux exemples.
Exemple 1. Question : Êtes-vous pour qu’on fasse de la lutte contre les maladies nosocomiales une grande cause nationale ? Oui ou Non ? Nous pouvons douter que de nombreux français aient réfléchi à cette question et aient, disponible dans leur mémoire, une réponse toute prête générée par « leurs convictions ». On peut même avancer que de nombreux français n’ont pas, dans ces convictions, les sept ou huit concepts nécessaires à l’élaboration raisonnable d’une réponse réfléchie (ce qui serait, pour les psychologues sociaux, un traitement « central » ou « systématique » du problème). Cela veut-il dire qu’ils ne répondront pas ? Bien sûr que non. Ils disposent au moins de la signification des mots qu’ils connaissent pour trouver certaines idées sympathiques et d’autres idées détestables. Certains répondront, peut-être même une majorité, qui adopteront un traitement dit « périphérique » (ou « heuristique ») du problème : les maladies nosocomiales, c’est un grave problème, n’est-ce pas ? Et pourquoi ne pas supprimer ce problème de notre sol. Oui, il faut en faire une cause nationale. Évidemment, ils ne se demanderont pas s’il n’y a pas d’autres causes qui mériteraient davantage d’être proclamées causes nationales, ils ne se demanderont pas plus où l’on prendra l’argent, si cet argent ne serait pas mieux investi ailleurs et autrement ou si ce n’est pas au niveau Européen qu’il faudrait poser le problème... Pour cela, il faudrait un débat véritable. Et notre démocratie n’aime pas les débats, les journalistes ayant décrété qu’ils emmerdent le peuple. Où bien il faudrait des modalités de consultation et d'analyse beaucoup plus lourdes et des modèles interprétatifs beaucoup plus raffinés. Une poignée de chiffres ne résume pas une situation dans laquelle les mentalités pèsent d'un tel poids ; où plutôt, une poignée de chiffres résume seulement les aspects préfixés de cette situation, lesquels ne sont pas forcément les plus significatifs. La pensée ne se réduit pas à cocher des cases sur des échelles ou à répondre par oui ou par non : surtout, la pensée politique ne se réduit pas à donner un avis. Penser la politique, c'est aussi créer, imaginer, dériver et débattre.
Exemple 2. Question : Pensez-vous qu'Alain Delon serait un bon Président de la République ? Oui ou Non ? En dépit du talent et de la popularité de l’acteur, on peut parier que peu de Français se soient un jour posé la question de sa candidature à la Présidence de la République. Je doute d’ailleurs qu'Alain Delon y ait lui-même jamais pensé (quoi que ?). Je vous pose la question de but en blanc. Vous êtes face à une alternative : ou vous me rétorquez que ma question est farfelue et n'y répondez pas, ou bien vous y répondez en faisant comme si j’avais respecté les règles de la conversation et, donc, comme si la question posée était une question pertinente. Après tout, il est parti de rien, Alain Delon, il a réussi dans sa branche au point d’y figurer comme l’un des number one, c’est un homme à poigne qui a des idées bien arrêtées, y compris sur la peine de mort, il saurait certainement s’entourer de gens compétents... Pourquoi serait-il un mauvais Président ? Je pose la question à 1000 personnes représentatives de l’électorat français. 110 refusent de répondre ; 215 disent hésiter entre oui et non, 290 répondent non, 385 répondent oui, sans d’ailleurs y voir malice. Le lendemain, un grand titre : "57% de Français aimeraient voir Alain Delon à la Présidence de la République". Cela suffirait peut-être pour qu’on constate un "mouvement d’opinion" en faveur d’Alain Delon.
Ces deux exemples illustrent une véritable loi : ce n’est pas parce que les gens n’ont pas d’opinion a priori sur une question ni même parce qu’ils n’ont pas les outils conceptuels pour en élaborer une, qu’on ne peut obtenir une « opinion publique » - et même une opinion majoritaire - à une question d’opinion. On obtient assez généralement l’opinion qu’on souhaitait obtenir. Là où le citoyen manquerait d’arguments par absence de pensée et de vrais débats politiques organisés sur la question, l’individu, lui, trouve toujours quelque chose à répondre, quelque chose qui n’est pas insensé puisqu’on peut le prédire. On se trouve donc devant cette réalité : en dépit de l’estime qu’il a pour lui-même (et peut-être à cause de cette estime), l’individu est, en tant précisément qu’individu, l’être le plus manipulable et le plus manipulé qui soit.
Ce billet doit énormément à quelques textes de M.L. Rouquette et de J.L. Beauvois et leur fait d'ailleurs un certain nombre de larges emprunts directs. Qu'ils y voient tous deux une sorte d'hommage humble mais appuyé.