Il y a des siècles que nous mangeons une, deux, trois fois par jour. C'est là une nécessité. On aurait pu nous appeler "les mangeurs", mais on ne l'a pas fait, car tel n'était pas le but de l'existence sociale des formes de société qui nous ont précédées. Mais voici que depuis quelques décennies, en revanche, on a pris l'habitude de nous nommer "consommateurs". Cela est assez étrange. Pourquoi pas "mangeurs" ? C'est que nous sommes, nous dit-on, dans une "société de consommation".
Réfléchissons à cette expression et à sa récurrence. Elle n'est pas simplement descriptive (une société où l'on consomme). Elle est aussi prescriptive. Elle nous inscrit dans un ordre socio-économique dont la loi est d'absorber une production sans cesse croissante, et dont la finalité ultime n'est pas de consommer mais plutôt de surconsommer, qu'on le veuille ou non. Que la simple description soit déjà une prise de position idéologique, c'est ce que refusent de voir les tenants du néo-libéralisme qui peuvent expliquer, sans sourciller, que "la société de consommation est une façon de vivre ensemble". En affirmant que les individus ont tout naturellement choisi de fonder leur mode de vivre ensemble sur leur "être consommateur", on passe sous silence des décennies de propagande qui les ont modelés à cela.
Ainsi, chaque fois que l'on appelle un citoyen "consommateur", fût-ce dans les études les plus "objectives" (comme les sondages, cf. un billet précédent), on ne se contente pas de photographier sa réalité sous l'angle de la consommation : on lui rappelle que c'est là sa destination, son essence d'acteur social, sa vocation, son être intime. La simple dénomination, nous enferme donc dans une certaine idéologie qui nous amène à nous considérer et à nous vivre que comme des consommateurs de la vie, sous toutes ses formes, des plus concrètes aux plus symboliques ; qui nous conduit, en bref, à nous faire totalement accepter une destination sociale à laquelle nous ne pouvons prétendument pas échapper.
Cette consommation de la vie, qui est notre destinée sociale, n'épargne évidemment ni nos prochains, devenus les instruments de notre boulimie, ni même notre propre personne, invitée à se déguster elle-même dans ses images, en une sorte d'autophagie narcissique.
D'après François Brune, De l'idéologie aujourd'hui, Editions Parangon, 2005.
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