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Mais de plus en plus, l’emploi de ce procédé n’obéit pas qu’à des intentions littéraires. Les sphères médiatiques et politiques usent et abusent d’expressions visant à concilier l’inconciliable. La plupart du temps, il s’agit d’adosser un adjectif prophylactique à un substantif suspect. La règle est donc d’observer quel terme récupère l’autre. Nous connaissons tous les fameuses « guerres propres » et ses encore plus fameuses « frappes chirurgicales », de même que la « discrimination positive » et l’hilarante « croissance négative ».
D’autres expressions, recadrées dans le système actuel des échanges économiques mondiaux, prennent aussi valeur d’oxymores. C’est le cas par exemple du « commerce équitable » (alors qu’à l’ère de la marchandisation globalisée, le commerce ne peut être florissant qu’en étant inéquitable), de la « consommation solidaire » (qui renvoie à l’idée illusoire que l’on peut supprimer l’injustice inhérente à un système sans changer celui-ci), ou encore du « développement durable ». Rappelons à ce propos la définition la plus modérée du développement durable : « permettre de répondre aux besoins des générations présentes sans pour autant mettre en péril la capacité des générations futures à répondre à leurs propres besoins ». Cette définition repose entièrement sur la notion de « besoins ». Or, nos sociétés de consommation sont des sociétés dans lesquels la création de « besoins », le « besoin de besoins », est à la racine même de cet équilibre fort instable qu’on nomme leur dynamisme. Il n’y a donc pas de développement « maîtrisable » dans ce type d’organisation économique et sociale. Il ne peut, à la limite, y avoir qu’un après-développement ne pouvant s’envisager qu’à la suite d’une rupture radicale avec la pensée de marché et le libéralisme économique. L’expression de développement durable ressemble ainsi à un oxymore masquant les véritables problèmes de l’avenir planétaire en ayant l’air de les résoudre par l’artifice des mots. C’est d’ailleurs pour cela qu’elle est tant appréciée par les marchands du temple eux-mêmes.
Toutefois, ne commettons pas comme certains l’erreur de croire que cette profusion d’oxymores émerge d’une volonté politique délibérée. Elle ne fait que rencontrer, refléter et mettre en musique des modes de fonctionnement généraux de nos sociétés modernes. Ainsi tout un chacun pourra constater que :
- plus l’individu est promu comme valeur centrale plus la vie humaine est réglée par des processus sans sujets (la loi du marché, la bourse) ;
- plus est exaltée la liberté individuelle, plus sont mis en place des moyens de contrôle panoptiques entravant la vie privée ;
- plus sont magnifiées la prise de risque et l’initiative, plus on court après le risque zéro ;
- plus est prônée la libre circulation des marchandises et des capitaux, plus il existe de barrières au libre déplacement des êtres humains originaires des pays pauvres ;
- plus on développe une sensiblerie anthropomorphique à l’égard des animaux, plus on fait reposer toute l’économie alimentaire sur l’élevage industriel...
Je vous laisse trouver d’autres exemples.
A cela s’ajoute des incohérences notoires entre certains principes idéologiques et l’expérience concrète de la réalité quotidienne : la foi dans l’automobile a débouché sur la saturation des voies et des villes, le mythe de la communication s’est accompagné d’une expansion des solitudes, la recherche de tous les contacts a dégénéré en hantise de la contamination, le culte de la compétitivité a entraîné la récession, le modèle du « battant » a sombré dans la marée des chômeurs, le chant de la croissance et de la consommation a aboutit à la rigueur et à la frustration...
Et que penser de ces constats : allongement de la vie/tassement de l’envie ; parents gâtés/enfants gâteux ; disparition des paysans/apparition des écolos ; débit rapide/parole creuse ; polyglotte/dyslexique ; charité du capitalisme/capitalisme de la charité...
Tous ces brouillages risquent toutefois de nous conduire à devoir pratiquer en permanence la double pensée, à s’efforcer de croire en tout et en son contraire. Aux fractures sociales s’ajoute alors une fracture mentale, une désorientation intellectuelle, conduisant à une absence de pensée véritable et/ou à une forme aigue de schizophrénie collective.
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