samedi 1 août 2009

De la démocratie d'opinions...

Chacun peut constater combien les sondages d'opinion occupent aujourd'hui une place omnipotente dans les médias. Les enquêtes, souvent des plus routinières, ont pour objectif avoué de permettre au citoyen lambda de donner son avis sur n'importe quel sujet, avis que les médias s'empressent de reprendre et diffuser. L'opinion dite "publique" est de fait devenue un enjeu de légitimation de l'intervention de la puissance politique ou économique et cette pratique du sondage est la plupart du temps légitimée par la sacro-sainte "démocratie d'opinions". Quoi de plus "démocratique", en effet, qu’un fonctionnement sociétal dans lequel les partis, les syndicats, les députés, les ministres, les candidats aux élections s’inspirent, pour leurs actions et leurs programmes de ce que pensent et souhaitent les gens ?
Mais quelle est la réalité de cette notion : « ce que pensent les gens » ?
Partons de quelques idées courantes qui sont celles qui justifient la plupart du temps la pratique des sondages comme étant le parangon de la démocratie d'opinions : 1) ce que disent les gens concernant ce qu’ils pensent reflète une réalité interne à eux-mêmes, 2) cette réalité interne est relativement stable pour que puisse être envisagée une politique ; il s’agit d’une réalité à laquelle chacun peut accéder lorsqu’il s’interroge ou quand on le lui demande, et indépendante du fait qu’on s’interroge à son propos, 3) cette réalité est suffisante pour permettre à chacun d’intervenir et de déployer un point de vue sur la plupart des problèmes qui se posent au niveau politique, 4) enfin, cette réalité possède sa consistance propre et peut être exprimée de la même façon en réponse à un grand ensemble de questions et dans de très nombreux formats de réponses (qu’on me pose, pour la connaître, des questions impliquant des réponses par oui ou non, ou qu’on me demande de la déployer dans un long entretien peu dirigé).
C’est cette réalité-là qu’on implique lorsqu’on dit avec une belle fierté de démocrate libéral : "je suis libre de mes opinions". Ces "opinions", sont alors supposées être une réalité que j’ai en moi, une réalité stable et indépendante de la question qu’on me pose mais que je peux montrer si on me le demande en exprimant fidèlement ce qu’elle contient. C’est une réalité qui me permet de juger dans un univers relativement large de problèmes. L’une de mes opinions, c’est, par exemple, que la peine de mort fait peur aux voyous et aux grands pervers et qu’il faut la rétablir au moins pour les crimes les plus odieux. J’ai en moi cette idée, je la soutiens depuis longtemps, et quel que soit le type de questions que vous me poserez, je vous la livrerai telle quelle, dans sa pureté, sans la farder ou la déformer, ce que je n’accepterais d'ailleurs pas.
Admettons provisoirement que ces quatre idées soient valables. Se pose alors un problème que n’ont pas manqué de pointer les psychologues sociaux, les sociologues et les statisticiens réunis : celui de l’agrégation des opinions individuelles en une entité d’ordre supérieur qui aurait pour nom l’opinion publique. Le problème provient du fait que l’opinion est le résultat de processus qui peuvent considérablement différer selon les individus et qu’il s’avére donc inconséquent d'agréger les résultats de processus très différents, voire divergents. Les opinions, telles qu’on peut les connaître, ne sont en effet jamais générées dans une même dynamique. Un exemple. Je connais deux ou trois personnes qui ont voté "oui" au référendum de 2005, parce que ce qu'elles étaient profondément convaincues du bien fondé du projet présenté de constitution européenne. Mais j'en connais certaines qui ont aussi voté "oui", parce qu’elles ne voulaient pas "voter comme l'extrême-droite". D’autres, pourtant sensibles à l’intérêt d’une constitution européenne évoquant des droits sociaux, ont fini par voter "non" pour ne pas se désolidariser du Parti Communiste et de l’extrême gauche unis à cette occasion. L’agrégation des opinions gomme ces différences de perspectives, disloque les dynamiques et rompt les processus. De là vient la fréquente inconsistance des "sondages d'opinions", voire leur retournement aux changements de saison. Bien évidemment, un démocrate d'aujoud'hui dirait que c’est exactement ce qui se passe dans notre mode de scrutin : le suffrage universel individuel rythme en effet toute notre vie démocratique au travers des diverses élections. Or, un vote est une agrégation de la même veine que celle que l'on prétend dénoncer : il fait une réalité d’ordre supérieur (la « majorité » ; remarquons que c’est nettement moins net pour la "minorité") d’une somme de choix individuels qui peuvent procéder de préalables idéologiques très divers, sauf, à la longue, avec l’intériorisation par les votants des idées majoritaires justifiant le choix qu’ils ont fait sur des bases diverses.
Mais il y a d’autres raisons de critiquer ces quatres idées simples et courantes. L'une d'entre elles est qu'elles ne considèrent de la pensée que ses aboutissements ou ses écorces, exprimées sous la forme exclusive d'opinions. De fait, la démocratie d'opinions ramène la citoyenneté à la capacité unique d'émettre des opinions. Jamais conception de l'homme n'a été plus schématique et rarement plus manipulatrice. Mais il est vrai que les citoyens d’aujourd’hui ont été réduits par quarante ans de mass-médias à l’état, précisément, d’une masse de téléspectateurs, de consommateurs, quelquefois d'électeurs, bref, à des êtres que la chose publique ne passionne que très éventuellement, à la limite lorsqu’elle prend une allure de spectacle ou qu'elle met en cause leur pré carré. Quand le citoyen ne peut plus agir sur sa propre existence par le biais, ar exemple, de l'engagement collectif, il n'existe plus en tant que tel. Or, tout lui crie son impuissance : l'ordre économico-social dans lequel les "libertés" de l'individu sont largement illusoires ; l'ordre médiatique qui joue à refléter le public qu'il conditionne ; et l'ordre proprement politique qui ne "représente" plus le peuple depuis belle lurette...
Mais il y a plus. Une démocratie d'opinions est non seulement réductrice mais aussi terriblement inductrice car elle crée elle-même souvent le prétexte de ce qui va alimenter les soi-disant débats de société. Attirant l'attention sur une question à laquelle les gens n'auraient jamais réfléchi, gonflant l'importance d'un sujet oiseux ou proposant un choix dont les motivations restent impensées, elle fabrique plus largement les phénomènes qu'elle ne les détectent. Prenons deux exemples.
Exemple 1. Question : Êtes-vous pour qu’on fasse de la lutte contre les maladies nosocomiales une grande cause nationale ? Oui ou Non ? Nous pouvons douter que de nombreux français aient réfléchi à cette question et aient, disponible dans leur mémoire, une réponse toute prête générée par « leurs convictions ». On peut même avancer que de nombreux français n’ont pas, dans ces convictions, les sept ou huit concepts nécessaires à l’élaboration raisonnable d’une réponse réfléchie (ce qui serait, pour les psychologues sociaux, un traitement « central » ou « systématique » du problème). Cela veut-il dire qu’ils ne répondront pas ? Bien sûr que non. Ils disposent au moins de la signification des mots qu’ils connaissent pour trouver certaines idées sympathiques et d’autres idées détestables. Certains répondront, peut-être même une majorité, qui adopteront un traitement dit « périphérique » (ou « heuristique ») du problème : les maladies nosocomiales, c’est un grave problème, n’est-ce pas ? Et pourquoi ne pas supprimer ce problème de notre sol. Oui, il faut en faire une cause nationale. Évidemment, ils ne se demanderont pas s’il n’y a pas d’autres causes qui mériteraient davantage d’être proclamées causes nationales, ils ne se demanderont pas plus où l’on prendra l’argent, si cet argent ne serait pas mieux investi ailleurs et autrement ou si ce n’est pas au niveau Européen qu’il faudrait poser le problème... Pour cela, il faudrait un débat véritable. Et notre démocratie n’aime pas les débats, les journalistes ayant décrété qu’ils emmerdent le peuple. Où bien il faudrait des modalités de consultation et d'analyse beaucoup plus lourdes et des modèles interprétatifs beaucoup plus raffinés. Une poignée de chiffres ne résume pas une situation dans laquelle les mentalités pèsent d'un tel poids ; où plutôt, une poignée de chiffres résume seulement les aspects préfixés de cette situation, lesquels ne sont pas forcément les plus significatifs. La pensée ne se réduit pas à cocher des cases sur des échelles ou à répondre par oui ou par non : surtout, la pensée politique ne se réduit pas à donner un avis. Penser la politique, c'est aussi créer, imaginer, dériver et débattre.
Exemple 2. Question : Pensez-vous qu'Alain Delon serait un bon Président de la République ? Oui ou Non ? En dépit du talent et de la popularité de l’acteur, on peut parier que peu de Français se soient un jour posé la question de sa candidature à la Présidence de la République. Je doute d’ailleurs qu'Alain Delon y ait lui-même jamais pensé (quoi que ?). Je vous pose la question de but en blanc. Vous êtes face à une alternative : ou vous me rétorquez que ma question est farfelue et n'y répondez pas, ou bien vous y répondez en faisant comme si j’avais respecté les règles de la conversation et, donc, comme si la question posée était une question pertinente. Après tout, il est parti de rien, Alain Delon, il a réussi dans sa branche au point d’y figurer comme l’un des number one, c’est un homme à poigne qui a des idées bien arrêtées, y compris sur la peine de mort, il saurait certainement s’entourer de gens compétents... Pourquoi serait-il un mauvais Président ? Je pose la question à 1000 personnes représentatives de l’électorat français. 110 refusent de répondre ; 215 disent hésiter entre oui et non, 290 répondent non, 385 répondent oui, sans d’ailleurs y voir malice. Le lendemain, un grand titre : "57% de Français aimeraient voir Alain Delon à la Présidence de la République". Cela suffirait peut-être pour qu’on constate un "mouvement d’opinion" en faveur d’Alain Delon.
Ces deux exemples illustrent une véritable loi : ce n’est pas parce que les gens n’ont pas d’opinion a priori sur une question ni même parce qu’ils n’ont pas les outils conceptuels pour en élaborer une, qu’on ne peut obtenir une « opinion publique » - et même une opinion majoritaire - à une question d’opinion. On obtient assez généralement l’opinion qu’on souhaitait obtenir. Là où le citoyen manquerait d’arguments par absence de pensée et de vrais débats politiques organisés sur la question, l’individu, lui, trouve toujours quelque chose à répondre, quelque chose qui n’est pas insensé puisqu’on peut le prédire. On se trouve donc devant cette réalité : en dépit de l’estime qu’il a pour lui-même (et peut-être à cause de cette estime), l’individu est, en tant précisément qu’individu, l’être le plus manipulable et le plus manipulé qui soit.
Ce billet doit énormément à quelques textes de M.L. Rouquette et de J.L. Beauvois et leur fait d'ailleurs un certain nombre de larges emprunts directs. Qu'ils y voient tous deux une sorte d'hommage humble mais appuyé.

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