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Le pirate est moins explicite : il peut faire mine de détester son temps, de vomir l’autorité de son roi ou de son employeur, de s’en prendre au moment de l’histoire qui le contient, tout cela n’est que ruse : ses ennemis véritables sont ailleurs. En témoigne sa fascinante faculté à picorer dans les différentes variétés de la révolte : tour à tour et selon ses besoins, il sera nihiliste ou anarchiste, agnostique ou luciférien, ange ou bête, cela n’a pas grande importance. Il enfile telle ou telle de ces catégories comme un bernard-l’hermite se glisse dans un coquillage. A son abri, c’est un autre combat qu’il mène.
Considérons cet homme qui se dispute avec son épouse. Une occurrence banale qui se règle la plupart du temps par des cris ou par des rancunes étouffées. Mais lorsque sa femme lui fait des misères, Francis Verney, grande figure du temps d’Elizabeth 1ère, prend la mer, massacre tous les Anglais qu’il arraisonne et se fait Turc à Alger.
Sous Louis XIV, De Grammont tue en duel l’amant de sa femme. Il court ensuite au port, saisit un navire et va saccager le port Mexicain de Vera Cruz.
Monbars, du même temps et de même noblesse, a lu au collège que les Espagnols étaient très méchants avec les Indiens. Comme c’est un sensible, il s’embarque pour les Antilles, se baptise « l’Exterminateur » et fait un carnage d’Espagnols.
Williams garde des moutons du XVIIe siècle dans le pays de Galles. Cette activité est douce. Il en conclut pourtant qu’il faut aller à Madagascar piller, voler et massacrer.
On voit que le pirate n’est pas regardant pour les motifs. Il n’aime pas peser le pour ni le contre. D’autres arrivent à la rupture après bien des débats, des hésitations et des repentirs. Leur révolte est une réplique au défi que leur lance la société. Ils ne contentent pas de secouer l’échiquier, ils se jurent d’en changer les règles. Le pirate apparaît plus radical et sa révolte plus désespérée. Elle est celle d’un coeur désolé qui n’attend rien. Il se saisit de l’échiquier, le brise en mille morceaux, mais l’idée ne l’effleure pas d’en refaire un autre. Sa cervelle n’est qu’un baril de poudre, la moindre étincelle la fera sauter. Cette étincelle n’est donc pas très significative : qu’ils s’agisse de l’aigreur d’une dame, de l’injustice d’un patron ou de la malfaisance d’un Etat, elle ne nous dit rien de la société de son temps. Si la femme de Verney n’avait pas été si vilaine, gageons qu’il eut trouvé un autre prétexte ailleurs, dans son entourage, son travail ou sa mélancolie. De sorte que cette révolte, au contraire de certaines, nous parle davantage du pirate que de la société qui l’engendre. Ce n’est pas un choix que le pirate accomplit, il plie sous une force. Sa colère est l’effet d’une fatalité, pas d’une décision intime et éclairée. De là suit que chez le pirate, la liberté et le destin jouent un formidable jeu de colin-maillard : car s’il est exact que sa colère répond à une nécessité, où celle-ci le conduit-elle ? Vers le port. Parce que le port ouvre vers la mer, qui est la liberté dans laquelle le voici bientôt enfermé. Si bien qu’on aboutit à ce constat étrange : le destin du pirate est de se saisir d’une liberté qui se tourne en fatalité.
Bien qu’ils adoptent des formes de révoltes moins turbulentes, je connais autour de moi encore quelques pirates pris, comme leurs prédécesseurs, dans la fatalité d’une liberté qui s’imposait à eux.
D’après G. Lapouge, Les Pirates. Forbans, flibustiers, boucaniers et autre gueux de la mer, 1987.
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