samedi 29 août 2009

dêmos et kràtos

Histoire de mots, toujours. Vous avez remarqué sans doute qu'il est devenu banal de parler "des démocraties" pour désigner, en gros, les pays occidentaux les plus riches. On évoque ainsi "les démocraties européennes", les "démocraties étrangères", "les démocraties face au terrorisme", "les démocraties après le 11 septembre 2001", etc. Raccourci de langage, me direz-vous, qui permet aux sociétés et aux Etats se désignant eux-mêmes comme des démocraties de se distinguer avantageusement des sociétés gouvernées sans loi ou par la loi religieuse. Le problème est toutefois qu'en s'inscrivant dans l'habitude, ce tic de langage conduit à deux illusions :
- La première est de considérer que le mot démocratie désigne alternativement une forme d'état, une forme de société ou une forme de gouvernement. Il semble alors nécessaire de rappeler que nous ne vivons pas "dans" des démocraties mais dans des Etats de droit oligarchiques, c'est-à-dire dans des Etats gouvernés par une minorité dominante dont le pouvoir est limité par la double reconnaissance de la souveraineté populaire et des libertés individuelles. Comme le rappelle Raymond Aron, "on ne peut pas concevoir de régime qui, dans un sens, ne soit pas oligarchique" [1]. De fait, nos "démocraties" sont en vérité des oligarchies dont les formes constitutionnelles et les pratiques des gouvernements peuvent être dits plus ou moins démocratiques.
- La seconde est de prendre l'existence d'un système représentatif soumis à l'autorité du suffrage universel comme un critère pertinent de démocratie. Or, ce système représentatif ne tend vers la démocratie que dans la mesure où il se rapproche du pouvoir de n'importe qui, c'est-à-dire du pouvoir de celui qui n'a aucun titre à exercer le pouvoir, ni même aucun désir de l'exercer (et démocratie veut d'abord dire cela pour ses promoteurs athéniens : un "gouvernement" anarchique fondé uniquement sur l'absence de tout titre à gouverner).

Autrement dit, ce "dans quoi" nous vivons ce sont davantage des oligarchies à système représentatif plus ou moins démocratiques. Pour que ces formes de gouvernement puissent être dites démocratiques, il faut en effet qu'elles respectent quelques règles. On peut raisonnablement considérer que le minimum acceptable est que ce système représentatif repose sur des mandats courts, non cumulables, non renouvelables ; qu'il y existe un monopole des représentants du peuple sur l'élaboration des lois ; qu'il y ait interdiction aux fonctionnaires de l'Etat d'être représentants du peuple ; que les campagnes électorales y soient réduites au minimum ; qu'il existe un contrôle stricte de l'ingérence des puissances économiques dans les processus électoraux.
De telles règles n'ont rien d'extravagant et, dans le passé, bien des penseurs et des législateurs, peu portés à l'amour inconsidéré du peuple, les ont examiné avec attention comme des moyens d'assurer l'équilibre des pouvoirs et d'éviter ce qui peut être considéré comme le pire des gouvernements : le gouvernement de ceux qui aiment le pouvoir et qui sont adroits à s'en emparer. Il suffit pourtant aujourd'hui d'énumérer ces règles pour provoquer l'hilarité générale. A juste raison. Car ce que nous appelons de nos jours "démocratie" est un fonctionnement étatique et gouvernemental exactement inverse : élus éternels cumulant ou alternant les fonctions municipales, régionales, législatives ou ministérielles ; gouvernements qui font eux-mêmes les lois ; représentants du peuple massivement issus d'une école d'administration ; hommes d'affaires investissant des sommes colossales dans la recherche d'un mandat électoral.
Toutefois, malgré cette inversion des règles, on sait quels sont les avantages de ces Etats s'auto-désignant comme "démocraties" dans lesquels nous vivons, ainsi que leurs limites :
- les élections y sont libres. Certes, mais elles y assurent pour l'essentiel la reproduction du même personnel dominant, sous des étiquettes interchangeables. Les urnes n'y sont généralement pas bourrées mais l'on peut s'en assurer sans risquer sa vie.
- L'administration n'est pas corrompue. Sauf dans des affaires de marchés publics où elle se confond avec les intérêts des groupes dominants.
- Les libertés des individus sont respectées. Oui, mais au prix de notables exceptions pour tout ce qui touche à la garde des frontières et à la sécurité du territoire.
- La presse est libre : qui veut fonder sans aide des puissances financières un journal ou une chaîne de télévision capables de toucher l'ensemble de la population éprouvera de très sérieuses difficultés mais il ne sera pas jeté en prison.
De ces constats, les esprits optimistes en déduiront que l'Etat oligarchique de droit réalise un heureux équilibre des contraires et qu'une "démocratie" est en somme une oligarchie qui donne assez d'espace à la démocratie pour alimenter sa passion.
Mais les esprits chagrins retourneront l'argument : le gouvernement paisible de l'oligarchie détourne les passions démocratiques vers les plaisirs privés et les rendent insensibles au bien commun. Voyez ce qui se passe en France, disent-ils. Nous avons une constitution admirablement faite pour que notre pays soit bien gouverné et heureux de l'être : le système dit "majoritaire" élimine les partis extrêmes et donne "aux partis de gouvernement" le moyen de gouverner en alternance. Il permet ainsi à la majorité, c'est-à-dire la plus forte minorité, de gouverner sans opposition pendant cinq ans. D'un côté, cette alternance satisfait le goût démocratique du changement ; de l'autre, comme les membres de ces partis de gouvernement ont fait les mêmes études dans les mêmes écoles d'où sortent aussi les experts en gestion de la chose publique, ils tendent à adopter les mêmes solutions qui font primer la science des experts sur les passions de la multitude. Mais cela a hélas un revers, poursuivent-ils : cette multitude, délivrée du souci de gouverner, est laissée à ses passions privées et égoïstes. Ou bien les individus qui la composent se désintéressent du bien public et s'abstiennent aux élections ; ou bien ils les abordent du seul point de vue de leurs intérêts et de leurs caprices de consommateurs Au nom de leurs intérêts immédiats, ils opposent grèves et manifestations aux mesures et aux réformes visant à préserver l'avenir et, au nom de leurs caprices individuels, ils choisissent aux élections tel ou tel candidat qui leur plaît, de la même manière qu'ils choisissent entre les multiples sortes de pain proposés par les boulangeries. Le résultat est que les "candidats de protestation" totalisent plus de voix que les "candidats de gouvernement".
On pourrait objecter bien des choses à ces esprits chagrins. D'abord qu'il n'est pas vrai que l'on assiste à une irrésistible progression de l'abstention. Il y aurait même plutôt lieu d'être surpris de l'admirable constance civique du nombre élevé d'électeurs qui persistent à se mobiliser pour choisir entre les représentants équivalents d'une oligarchie d'Etat. Ensuite, on peut espérer que la passion démocratique qui nuit si fortement aux "candidats de gouvernement" reflète moins le caprice de consommateurs que le désir que la politique signifie quelque chose de plus que le choix entre oligarques interchangeables.

Le vrai danger de ce mode de fonctionnement est ailleurs. Il réside dans le fait que l'autorité des gouvernants est prise entre deux systèmes de raison opposés : d'un côté elle est légitimée par la vertu du choix populaire et, de l'autre, par leur capacité à choisir des bonnes solutions aux problèmes de société. Or, ces bonnes solutions se reconnaissent à ceci qu'elles n'ont pas à être choisies parce qu'elles découlent de la connaissance de l'état objectif des choses, c'est-à-dire d'un savoir expert et non d'un choix populaire. Le principe du choix populaire devient dès lors très problématique car il y a péril à ce que soient soumises au peuple des solutions qui dépendent de la seule science des experts. Pour qu'une société soit gouvernable par l'expertise, il faut que la population concernée constitue une totalité une et objectivable, à l'opposé du peuple, par vocation creuset de divisions et d'hétérogénéité. L'oligarchie n'a alors plus qu'une seule ambition : chasser la division et imposer le consensus. Mais cela semble plus facile à rêver qu'à faire. La division chassée dans les principes revient concrètement de toute part : dans l'essor des partis extrêmes, des mouvements identitaires ou des intégrismes religieux qui en appellent, contre le consensus oligarchique, aux vieux principes de la naissance et de la filiation, à une communauté enracinée dans le sol, le sang et la religion des ancêtres ; dans les multitude de combats qui refusent la nécessité économique mondiale ; dans le fonctionnement électoral, même lorsque les solutions uniques qui s'imposent aux gouvernants sont soumises au choix des gouvernés. Le dernier référendum européen en est un exemple fameux. Dans l'esprit de ceux qui soumettaient la question à référendum, le vote devait s'entendre comme une approbation donnée par le peuple assemblé à ceux qui sont qualifiés pour le guider. Il le devait d'autant plus que l'élite des experts d'Etat était unanime à dire que la question ne se posait pas, qu'il ne s'agissait que de poursuivre la logique d'accords déjà existants et conformes aux intérêts de tous. Or, une majorité de votants a jugé que la question était une vraie question et qu'elle relevait non de l'adhésion de la population mais de la souveraineté du peuple. On sait la suite.
On sait aussi que, pour ce résultat au référendum comme pour tout trouble au consensus, les oligarques ont trouvé l'explication : si l'expertise scientifique n'arrive pas à imposer sa légitimité, c'est en raison de l'ignorance du peuple. Si le progrès ne progresse pas, c'est en raison des retardataires. Si les réformes présentées comme nécessaires ne passent pas, c'est en raison d'un vieux réflexe conservateur. Un mot résume cette explication : celui de "populisme". Sous ce terme est rangé toutes les formes de sécession au consensus dominant, qu'elles relèvent de l'affirmation démocratique ou des fanatismes raciaux ou religieux. Sous ce nom de populisme se cache ainsi toute la contradiction entre la légitimité populaire et la légitimité savante. Se cache aussi la compulsion la plus profonde et la plus naturelle de toute oligarchie : se débarrasser du peuple et de la politique. En se déclarant simples gestionnaires experts des retombées locales d'un impératif historique mondial in-é-luc-table, nos gouvernements s'appliquent à expulser le supplément démocratique. De même qu'en inventant des institutions supra-étatiques qui ne sont pas elles-mêmes des états et qui ne sont donc comptables devant aucun peuple, ils réalisent la fin immanente à leur pratique même : dépolitiser les affaires politiques, les placer en des lieux qui soient des non-lieux et qui ne laissent pas d'espace à l'invention démocratique de lieux polémiques.

La démocratie n'est pas ni cette forme de gouvernement qui permet à l'oligarchie de régner au nom du peuple pour mieux pouvoir s'en débarrasser, ni cette forme de société fallacieusement soumise à la soi-disant inexorabilité de la marchandise mondiale. Elle est l'action qui sans cesse arrache aux gouvernements oligarchiques le monopole de la vie publique. Elle est la puissance qui doit aujourd'hui, plus que jamais, se battre contre la confusion des pouvoirs en une seule et même loi de domination. La démocratie est et doit toujours rester nue dans son rapport au pouvoir. Elle n'est fondée sur aucune nature des choses et n'est garantie par aucune forme institutionnelle. Elle n'est portée par aucune nécessité historique et n'en porte aucune. Elle n'est confiée qu'à la constance de ses propres actes. On comprend que la chose a de quoi susciter de la peur chez ceux qui sont habitués à exercer le magistère du bien public...

[1] R. Aron (1965). Démocratie et totalitarisme. Gallimard Idées, p. 134.

Billet inspiré par le livre de Jacques Rancière, La haine de la démocratie, Editions La fabrique, 2005.

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